Vague allemande du 4 avril 1917 - Région du Bois le prêtre

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Témoignage du Docteur Paul Voivenel, La Guerre des gaz ; journal d'une ambulance Z, Paris, La Renaissance du Livre, 1919, Paul Voivenel et Paul Martin.

Merci à Jean-Marie pour la transcription en fichier Word.

P 82/83

 

Surprise d'étape.

Le 1er octobre 1916 nous étions à Dieulouard sur la vallée de la Moselle. Nous devions y vivre neuf mois.

L'ambulance était logée au « Domaine des Moines », belle construction servant d'école libre et d'ouvroir, précédée d'une vaste cour et possédant, sur le derrière, un agréable jardin donnant sur la campagne lorraine. La vie nous y fut douce. Colette Baudoche eût pu habiter ce village où rien ne nous manqua. Les fruits savoureux, les mirabelles, les prunes, les poires pulpeuses nous adoucirent le palais. Le curé nous avait cédé son presbytère où nous avions des chambres idéalement chauffées par des poêles de faïence et éclairées par l'électricité. Archéologue distingué, il s'asseyait parfois à notre table et nous racontait I'histoire des déocustodiens, divisés en agriculteurs et usiniers. La liqueur des mirabelles est ma foi excellente et nous le dégustions sur deux canapés de pourpre qu'on avait enlevés de la maison d'un contremaître de l'usine, officier dans l'armée allemande. Les régiments occupaient le Bois Le Prêtre, tranquille à cette époque. L'état-major se dilatait à Marbache. Les relèves étaient bien organisées. Notre clientèle ne nous donnait pas beaucoup de travail, car nous ne fonctionnions pas au point de vue chirurgical.

Les blessés étaient évacués à Belleville où opéraient les frères Marnsby.

A 7 kilomètres des lignes, notre village fut bombardé quelquefois, pas très méchamment. Chaque nuit des avions passaient, allant vers Pompey et Nancy. Des bombes, rarement, léchèrent Dieulouard.

Le 2I octobre, dans l'après-midi, des marmites tombent sur le patelin. La première éclate sur une voiture qui conduisait des permissionnaires à la gare. Des blessés, un tué, la voiture démolie, le cheval éventré. Une femme qui se tenait sur le pas de sa porte, reçoit un éclat à la poitrine. On vient à l'ambulance chercher un médecin. Nous y allons tous deux. Le village est devenu subitement désert ; tout le monde est dans les caves. Plusieurs obus passent qui éclatent sur les maisons voisines. Nous courbons humblement le dos à chaque sifflement.

Après un pansement sommaire aux blessés, nous nous apprêtons à gagner -- en vitesse -- l'ambulance, quand nous apercevons, à vingt mètres de là, au lavoir public, une vieille femme qui lave tranquillement son linge.

Le spectacle de cette pauvre femme, continuant son travail, à quelques pas du Cheval éventré, sous le bombardement qui n'a pas cessé, nous pénètre d'un sentiment de stupéfaction et d'admiration honteuse. Le lendemain, nous apprenions que notre héroïne était sourde et "en  enfance ".

La blessée du thorax mourut deux jours après. Riche et veuve, ses parents vinrent causer affaire auprès de son lit.

Avec les premiers froids nous devenons spécialistes des pieds gelés. Cela nous servira. Nous avions lu ,en effet, dans les journaux médicaux de curieux articles où tout finissait par être invoqué, sauf le froid. Notre Clientèle fut nombreuse et nous montra combien les talentueux travaux avaient embrouillé la question.

Les jours coulent. Nous soignons la population civile. On lit les journaux. Les Roumains reculent et les stratèges disent que ça les rapproche des Russes. Maurras y va.

 

manque pages 84 à 87

p 88 sauf 1ère ligne

* * *

 

Le samedi de Pâques s'achevait. La nuit était douce et belle. Pas un bruit, aux lignes du Bois Le Prêtre. L'esprit s'envolait vers les siens. A trois heures du matin, le médecin divisionnaire BUOT, revenant des positions, surgissait, nous faisait lever et, la voix émue :

Il vient d'y avoir une attaque par les gaz,... une vague,... c'est très sérieux... Faites de la place,... évacuez tous vos malades sur I'H.O.T. de Champigneulles... Tout le matériel automobile du C.A. sera mis en mouvement... Vous n'allez pas tarder à recevoir les premiers intoxiqués.

Dans notre petite ambulance où n'étaient hospitalisés que des hommes légèrement touchés, l'image de la mort emplit soudain les salles qui en semblèrent rapetissées. Dans l'obscurité c'était un affairement silencieux, comme en une maison où le Destin a pénétré. Les lanternes "tempêtes" éclairaient mal la nuit hostile, et déjà dans la cour les voitures envoyées par le corps d'armée bourdonnaient. Nous empilons nos malades. Aucun ne se plaint. A voix basse, déjà les inquiétudes s'expriment. La légende de malheur naît dans l'angoisse. La Division est anéantie. L'attaque est formidable, et dans les lueurs immenses de la canonnade chacun voit passer les fantômes de sa peur.

Nous avions, libre en cas d'imprévu, une salle de trente lits aux poêles toujours amorcés. Une équipe dressée devait, sous la direction d'un médecin, à la première alerte de gaz, s'y occuper à préparer les bouillottes, les ballons d'oxygène, les pansements et instruments pour les saignées. Le reste du personnel, infirmiers, tringlots, s'affairait à l'évacuation des malades. Un aide-major, au bureau des entrées, signait les billets d'hôpital des sortants qu'on conduisait par groupes dans un local voisin d'où on les embarquait. Tout cela, dans le ronronnement et les déclics des moteurs effaçant par moments le tonnerre de la bataille, tandis que la population civile, mal éveillée et inquiète, venait offrir aux rayons tremblants des lanternes des figures anxieusement pâles.

La vague avait été émise vers onze heures et demie quand les hommes reposaient. La surprise avait été complète.

D'entendre toujours parler de gaz et de n'en recevoir jamais, ils avaient fini par n'y plus croire. Le secteur de Reims leur avait été représenté comme un secteur dangereux, propice aux émissions. Ils s'étaient préparés, plusieurs fois avaient cru dépister la vague en gestation, et avaient quitté les positions, presque vexés d'avoir été tellement attentifs pour rien. Et voici qu'après leur « second Verdun » ils avaient « pris » un « secteur pépère ».

Le bois Le Prêtre, si agité auparavant, était désormais assoupi. Les tirs de concentration n'y blessaient que trop d'hommes, mais octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars n'avaient jamais vu leurs journées ternies par les nuages toxiques, et le printemps chantait dans les âmes. Le médecin-principal Vachigny, du centre médico-légal, venait bien à Pont-à-Mousson faire des conférences et expliquer la théorie des appareils, mais c'était toujours la même chose... Et puis, c'était son métier, à ce professeur, de professer et de faire peur...

Le médecin divisionnaire repartit vers les lignes.

« Les deux autres ambulances, la 11 (du C. A.) et la 5, ont été alertées avant vous. Elles ont reçu les premiers malades à Manonville et à Griscourt ; mais la partie droite du secteur doit affluer chez vous ».

Une voiture surgit.

« Quatre intoxiqués couchés ».

Nous retirons les brancards. Trois cadavres. Un sous-lieutenant rasé, portant des lunettes. Deux soldats. L'officier, rigide, parait dormir. Les soldats sont tuméfiés ; une spumosité rosée suinte de la bouche et des narines. L'intoxiqué vivant, crispé au brancard, bleui par l'asphyxie, râle. Et d'autres voitures se succèdent d'où nos infirmiers enlèvent des agonisants.

Le bruit de la bataille ne se calme pas. On dirait qu'une rafale de vent infatigable secoue notre « Maison des moines ». Le petit jour livide nous fait frissonner. Nos derniers évacués, ahuris, se jettent dans les camions qui doivent les conduire à l'H.O.E. Ils laissent tomber un regard indifférent sur les malheureux qui prennent leur place à l'ambulance. En proie à cette crise d'égoïsme du blessé et du malade qui sentent le danger, ils n'ont qu'une idée : partir, partir, quitter le plus vite possible ces lieux où l'on souffre et où l'on meurt.

Déjà les médecins avec leurs équipes s'activent dans les salles où ronflent les poêles. Les brancardiers ont leurs consignes et, sous la direction d'un sous-officier, distribuent les malades.

Nous avions reçu des circulaires nombreuses et nous connaissions tous, pour l'avoir résumée et discutée, la remarquable notice sur les gaz suffocants, du 4 juillet 1916, signée Achard et Flandin.

Cette notice insistait sur le repos absolu dès les premiers signes d'intoxication, recommandait, dès l'apparition des signes pulmonaires, la saignée abondante (300 grammes) et répétée deux à trois fois par jour, l'écoulement du sang étant facilité par une injection préalable de 0gr,25 de caféine.

Elle soulignait l'importance de l'ipéca donné à dose vomitive. « L'expérience montre que les intoxiqués qui vomissent spontanément, après avoir été touchés par les gaz, sont moins malades que les autres. L'action de vomir amène, entre autres effets, des mouvements d'inspiration et d'expiration d'amplitude exagérée qui font subir au poumon une expression qui aide l'évacuation du liquide d'œdème qui encombre les bronches. De plus, l'ipéca agit comme hypotenseur et comme décongestionnant du poumon. C'est à ce titre qu'il a toujours été employé dans les congestions pulmonaires, les broncho-pneumonies et d'œdème pulmonaire ». Les inhalations d'oxygène étaient indiquées pour soulager la dyspnée, et les tonicardiaques (huile camphrée, sparteine, caféine, strychnine) pour soutenir le cœur.

Ici encore, le service de santé — auquel nous ne saurions trop rendre hommage, n'avait rien négligé pour instruire les médecins soucieux de se tenir au courant.

Les salles de notre ambulance se garnirent vite. Malgré notre affairement, malgré que nos nerfs fussent durcis par ce que nous avions vu depuis août 1914, nous étions saisis au cœur par le spectacle de nos malades. Dans chaque salle un infirmier administrait l'ipéca. Un autre nouait des bandes au-dessus du coude pour arrêter la circulation veineuse et faire saillir les veines que notre bistouri allait crever. Un troisième piquait les cuisses pour les injections hypodermiques. Les autres administraient l'oxygène. Sur les bras aux vaisseaux turgescents, à la hauteur du coude, rapidement nous pratiquions la saignée, heureux quand le sang giclait sur nous, car, trois fois sur quatre, le sang, privé de son eau, passée dans les poumons qu'elle noyait, bavait noir et poisseux. Nous incisions alors, largement dans le sens vertical, la veine, et, avec tous les procédés additionnels classiques, nous étions désolés de n'obtenir que quelques centimètres cubes de sang. Nous allions, nerveux, d'un malade à l'autre, ayant malgré l'atroce spectacle, dès les premières heures de la matinée, la sensation que la saignée et l'ipéca soulageaient nos malheureux camarades. Dans l'après-midi nous n'avions perdu que deux de nos moribonds. Mais, sur notre impression générale, notre gestionnaire envoyait chercher quarante cercueils.

Quelle lutte !

Contenu stomacal visqueux et liquide pulmonaire mousseux coulaient au pied de chaque lit, la misérable pourpre du sang tachait les draps. Les yeux convulsés, la poitrine affolée, la bouche engorgée, les agonisants aspiraient l'oxygène qui ne trouvait pas à se loger dans les alvéoles pulmonaires remplis d'eau. La plupart étaient violacés et leurs vaisseaux du cou semblaient prêts à éclater. Leur intelligence lucide assistait à la mort de leur corps. Deux seulement avaient la triste chance de délirer et voulaient se jeter sur l'ennemi qui attaquait. Un troisième, immobile, couché sur le dos, pâle comme un marbre, la respiration superficielle, mais n'ayant pas d'écume aux lèvres, marmottait des paroles inintelligibles et parfois, levant la main, suivait ses hallucinations d'apparence tranquille.

L'auscultation faisait entendre dans les poumons la marée montante de l'inondation alvéolaire. Au lieu des bruits souples de la respiration normale, c'était une pluie de râles mélangés, fins et ronflants, rappelant le sel qui crépite, les cheveux qu'on froisse, mélangés à des bruits bulleux de liquide que l'air brasse péniblement, donnant lieu chez quelques malades à un vacarme intérieur impressionnant qu'on appelle « le bruit de tempête ».

Et les quintes de toux déchirantes se succédaient, inextinguibles.

Toute la journée et la nuit les autos sanitaires nous apportèrent de nouveaux intoxiqués.

 

De quatorze heures à dix-sept heures nous reçûmes des visites. D'abord Mavy, le général qui commandait la division depuis la mort du général Aimé. Il vint, accompagné d'un joli garçon d'ordonnance aux cheveux noirs et qui montrait ses dents avec satisfaction. Aucune souvenance particulière, si ce n'est de cette phrase dite à Roch, l'oculiste :

-- Vous paraissez bien jeune pour être spécialiste.

Le médecin-chef du centre médico-légal, Vachigny, apparut. Il ne voulait que des renseignements sur les conditions d'émission et la nature du gaz. Ne pouvant abandonner une minute nos malades graves, nous le laissâmes se débrouiller avec les hommes moyennement et légèrement atteints.

Ce fut ensuite le médecin-principal Ovile, directeur du service de santé du C.A. Nous l'avions déjà vu plusieurs fois, et chaque fois nous avions été touchés par sa politesse exquise. Nous nous aperçûmes vite que son cœur n'était pas seulement sur ses lèvres. Il souffrait avec les malades. Au lieu d'un chef réclamant des gestes hiérarchiques, nous eûmes, dès son entrée auprès de nous, un camarade comprenant notre affairement et cherchant à nous aider, ce qu'il fit avec une infinie bonne grâce et un parfait à-propos.

Et Ropp sortit d'une limousine. Il poussa les portes et promena sur nos actes le regard du Maître. Nous étions une pauvre petite ambulance divisionnaire ; aucun de nous n'avait encore « communiqué » à la Société médico-chirurgicale du D.A.L., nous n'appartenions pas à un « centre d'armée ». Il vit notre façon de donner de l'oxygène par la narine. Il grogna :

-- Ce n'est pas comme ça... Vous n'arriverez à rien...

 

Il faut faire respirer l'oxygène sous pression et en espace clos...

-- Mais, monsieur l'inspecteur, nous avons déjà essayé chez quelques malades... Ce n'est pas possible ici.. ils vomissent... et puis ce n'est pas comme pour l'oxyde de carbone... La première indication nous semble, ici, de débarrasser les poumons de l'eau comme pour les noyés.

--Je sais ce que je dis,... vous emploierez mon procédé... Envoyez votre gestionnaire.

Il voit l'officier d'administration et, s'adressant directement à lui :

Vous, vous irez acheter dans le village tous les entonnoirs en fer-blanc que vous trouverez...

Puis à nous :

-- Envoyez-moi chercher immédiatement un entonnoir...

Ainsi fut fait. L'infirmier, terrifié, roula dans les escaliers, aplatit le premier entonnoir et remonta en chercher un second. Ropp le prit.

--Du coton !

-- Voilà, m'sieu l'inspecteur.

--Tenez, voyez-vous... Vous sertissez le pourtour de l'entonnoir avec du coton,...vous mettez ce qu'il faut,... pas? pour épouser le contour de la figure... Ça vous fait ainsi un masque hermétique... Vous avez compris?

--Parfaitement, m'sieu l'inspecteur.

Majestueuse, la limousine au moteur puissant s'en alla.

Nous essayâmes le « système Ropp ». Pas longtemps. Nos deux camarades du premier étage descendirent une demi-heure après et, inquiets :

--J'ai appliqué son truc. .. C'est.. . les malades ne peuvent pas le supporter... Ça les étouffe... On ne peut plus surveiller et déterger la gorge... Impossible de faire les tractions rythmées de la langue...

-- Faites comme moi... Je suis de votre avis... C'est... On n'applique pas l'oxygène à un suffoqué, à un noyé, comme à un intoxiqué par l'oxyde de carbone.

Nous avions d'ailleurs pour nous une vieille autorité scientifique, Gréhant, dont nous avions utilisé la méthode, et un jeune spécialiste, Terroine, qui conseillait d'ajouter à la méthode de Gréhant les tractions rythmées de la langue.

« On introduit dans une narine un embout convenable à occlusion complète qui communique avec le ballon d'oxygène. L'expiration se fait par l'autre narine qui sert ainsi de soupape naturelle ».

Nous aurons à la réunion médico-chirurgicale de la VIIIème armée (le D.A.L. avait changé de nom), le 5 juin, une communication à faire sur la thérapeutique employée par nous, et nous expliquerons devant Ropp attentif pourquoi nous avons dû rejeter le masque. M. l'inspecteur nous approuvera. Ropp, bourru, est un brave homme et un savant dont la loyauté ne s'entête pas.

*

* *

L'impression demeurait désastreuse sur le pronostic de nos malheureux suffoqués. Les quarante cercueils demandés arrivaient par dizaine.

Nous avions trois salles de malades très graves, deux au rez-de-chaussée, une au premier étage. Les hommes légèrement ou moyennement touchés avaient été réunis dans des locaux spéciaux sous la surveillance d'un seul médecins qui ordonnait l'ipéca, auscultait, et recommandait le repos absolu, puis venait aider ses camarades dans le traitement des moribonds.

Nous recommencions les saignées. Nous posions dans le dos des ventouses scarifiées que nous faisions mordre le plus possible. Nous n'avions pas hésité à monter à de très fortes doses d'ipéca, ayant constaté que les nausées fatiguaient, mais que le vomissement soulageait manifestement.

*

* *

Et la nuit enveloppa la Maison des moines de son ombre sans qu'un autre cadavre fût allé rejoindre à la morgue les cinq malheureux qui y dormaient ce qu'on appelle le glorieux sommeil.

C'était, dans le « jardin des sœurs », un petit local que nous avions fait tendre de draps ceinturés d'une longue étoffe tricolore. Depuis notre arrivée à Dieulouard, il n'avait reçu que le corps du poilu tué par un obus en traversant le village et le léger cadavre d'un enfant écrasé par un camion.

Le lendemain, quand s'achemina vers le cimetière lorrain le cortège qui accompagnait les héros empoisonnés, cinq nouveaux corps y furent déposés.

Les autos sanitaires nous portaient toujours des suffoqués.

Certains n'avaient ressenti de symptômes graves que depuis quelques heures. La vague passée, à peine incommodés, desserrée la griffe qui les avait saisis à la gorge, ils avaient repris leurs occupations et l'inondation pulmonaire ne s'était déclenchée que vingt-quatre heures après. Ils soulignaient cette période de latence que nous avons indiquée dans notre premier chapitre.

 

* *

L'ennemi n'avait pas jeté d'attaque d'infanterie derrière la vague toxique.

L'angoisse suraiguë s'était calmée.

Les nerfs cassés par les fatigues, nous avions le sentiment réconfortant que nos noires prévisions n'allaient pas se réaliser.

L'organisme d'un jeune soldat se défend avec acharnement. Dans la journée cinq malheureux succomberont encore, les deux derniers alors qu'ils semblaient devoir en réchapper. Une quinte de toux chez un malade qui respirait mieux, suivie d'un accroissement effrayant de la dyspnée qui le tua en quelques minutes. Chez l'autre, heureux de mieux respirer, un effort : il s'assied sur le lit et c'est la mort subite sans un cri.

Le mardi, sous un vent froid qui éparpillait une pluie légère mêlée de rares flocons de neige, les dernières tombes se fermèrent.

La petite église du village vit ce jour-là deux cortèges plus impressionnants que ceux de la célèbre poésie de Soulary. A huit heures, la population civile, dont la tenue fut admirable, se pressait à l'enterrement des pauvres poilus. Quelques heures après, elle assistait, dans l'église encore vibrante de l'encens des morts, au mariage d'une jeune Lorraine avec un artilleur.

Dans nos salles, le travail nous était plus doux.

C'était le troisième jour. Seuls quelques malades nous donnaient de l'inquiétude. Nos « observations », piquées au pied des lits, montraient chez la plupart une chute simultanée des trois courbes : de la température, du pouls et de la respiration, tandis que les urines augmentaient brusquement d'abondance.

Nos auscultations nous révélaient dans les poumons la disparition de l'inondation, de cette inondation dont la montée effrayait nos oreilles. Quelques signes nous indiquaient les points où l'eau suintait encore comme dans un paysage noyé par endroits quand la rivière s'est retirée. Les regards de nos rescapés se jetaient sur nous dès notre entrée, nous suivant ardemment, et nous les sentions glisser sur notre âme comme des rayons de soleil.

Nos locaux étaient pleins à craquer. Sur la route de Griscourt, nous avions ouvert une succursale de l'ambulance dans une très vaste construction servant d'école libre.

Nos malades légers y avaient été logés. Au chaud, allongés, mis au régime lacté, toussotant et crachotant, ils ne donnaient pas, eux, beaucoup de travail, et, sitôt que la température montait ou que les phénomènes pulmonaires s'accentuaient, Roch, qui régnait en maître dans notre « succursale », faisait brancarder le malade aggravé dans la « Maison des moines ». L'événement ne se produisit que trois fois, les « aggravés » s'améliorant d'ailleurs très vite.

Dès le troisième ou quatrième jour, la température se maintiendra normale, la respiration se stabilisera, le pouls continuera à descendre, franchira la ligne moyenne et, fixé autour de soixante et même cinquante pulsations à la minute, restera longtemps ralenti.

Nos malades conserveront, de cette violente atteinte pulmonaire, une asthénie prononcée. La moindre cause suffira à créer des ascensions brusques dans la courbe de leur température. Chez le soldat H..., cette courbe demeure normale jusqu'au sixième jour. Ce jour, par suite de l'encombrement, ce malade est changé de salle. Aussitôt après ce transfert la température fait un saut à 40° pour redescendre le lendemain. L'auscultation ne décèle rien d'anormal expliquant ce crochet. Le douzième jour, nouvelle ascension sans aucun symptôme à l'examen. L'enquête montre que ce jour-là H... a eu une visite qui l'a un peu agité. D'autres « observations » nous soulignent bien la fragilité tout à fait spéciale des suffoqués et leur susceptibilité à la moindre fatigue. Elles justifient pleinement les ordres du service de santé qui prescrivent de soigner les intoxiqués le plus près possible de la ligne de feu, en leur imposant le minimum de déplacement.

Devant la persistance du ralentissement du pouls,— de la bradycardie, — nous avons eu l'idée d'essayer des injections hypodermiques tardives. Nous avons pris trois séries de malades auxquels nous avons fait, à partir du quatorzième jour environ, quotidiennement, une injection hypodermique :

  Aux malades de la première série, une ampoule de x centimètre cube de cacodylate de soude, 5 centigrammes ;

2° Aux malades de la deuxième série, une ampoule de 1 centimètre cube de sulfate de spartéine, 5 centigrammes ;

3° Aux malades de la troisième série, une ampoule de 1 centimètre cube de sulfate de strychnine,1 milligramme.

Les injections ont été continuées pendant une semaine.

L'effet a été très net et presque immédiat. Chez tous, relèvement du nombre des pulsations qui, le lendemain ou le surlendemain, ont été augmentées de dix à vingt par minute. Le résultat a été le même quel que soit le liquide employé. Nous avons, chez trois malades, au bout de six jours, changé le liquide injecté, et le résultat n'était pas modifié. Enfin, l'effet produit s'est maintenu après la cessation des piqûres.

Nous écrivions à ce sujet, en 1917 (VOIVENEL et MARTIN, La triple courbe de la température du pouls et de la respiration dans l'intoxication pat gaz suffocants (Le Progrès médical, 15 décembre 1917) : « Nous ne voulons pas tirer d'un si petit nombre d'observations des conclusions exagérées, mais il nous semble qu'il y aurait intérêt à renouveler et à compléter ces expériences dans des centres mieux installés et mieux outillés que le nôtre, où la tension artérielle pourrait être prise exactement et les malades conservés et suivis assez longtemps à ce sujet nous nous permettons de rappeler seulement les idées de M. Maurice de Fleury sur le mode d'action des injections hypodermiques, si magistralement exposé dans son beau livre : les Grands Symptômes neurasthéniques ».

**

Le 15 avril, dans la matinée, une note de la direction du C.A. nous réclamait le plus rapidement possible un rapport statistique et un rapport scientifique.

A la suite de ce rapport et des comparaisons des décès et des procédés thérapeutiques utilisés dans les trois ambulances qui avaient hospitalisé les suffoqués, le médecin-principal de première classe Ovile chargea l'un de nous de faire une conférence aux médecins des formations sanitaires du C.A. sur les soins à donner aux gazés

Le professeur Vachigny nous confia les documents de « l'inspection des études et expériences chimiques », où nous nous initiâmes aux beaux travaux d'André Mayer, d'Achard et Flandin, de Terroine, de Magne et Plantefol.

La longue série des notes et circulaires médicales consultée aux bureaux du médecin divisionnaire nous dévoila quelques hésitations bien compréhensibles dans les indications thérapeutiques.

Les injections sous-cutanées d'oxygène (que nous avions cru pouvoir faire à quelques malades) étaient recommandées par le médecin-inspecteur général Chavasse (note du G.Q.G., 3 décembre 1915); et, dans un rapport du, professeur agrégé Letrouble consécutif à l'attaque allemande de Champagne du 19 mai 1916 nous trouvions : « On peut combiner les deux méthodes d'oxygénation (inhalations et injections). Dans les formes graves avec oedème pulmonaire suraigu, l'injection sous-cutanée s'impose, une barrière liquide empêchant l'oxygène de pénétrer jusqu'aux alvéoles pulmonaires ». Parfait, et nous nous félicitons. Las ! relisant la brochure d'Achard et Flandin, page 20, nous voyons :

« Expérimentalement, l'injection d'oxygène dans le rectum, sous la peau, dans le péritoine et aussi dans les veines n'a donné que des résultats nuls ».

« Sur l'homme, l'essai des injections sous-cutanées d'oxygène a été fait en grand et poussé au point de donner un emphysème sous-cutané généralisé. Il ne semble pas que, parmi les malades ainsi traités, il y ait plus de cas de guérison que parmi les non traités. L'impression favorable de certains médecins vient de ce que la comparaison de l'évolution est difficile sur des hommes inégalement atteints ».

« Des expériences de laboratoire ont montré ce qui suit : deux chiens du même poids sont mis dans la même dose de chlore ou d'oxychlorure pendant le même temps ; l'un reçoit de l'oxygène sous la peau, l'autre n'est pas traité ;

ils évoluent toujours de la même façon suivant la dose de toxique absorbée ».

Nonobstant ces expériences sur le chien, « au cas » comme on dit chez nous, nous avions demandé du matériel pour injections sous-cutanées d'oxygène. MM. Buot et Ovile avaient appuyé la demande, mais Ropp répondit :

« Inutile... S'en tenir à la notice thérapeutique officielle ».

Péremptoire :

Nous n'insistâmes pas, mais nous préparâmes un matériel de fortune et fîmes tout de même des injections, estimant n'avoir aucune chance à perdre de celles qui, ne faisant peut-être pas du bien, ne faisaient certainement pas du mal.

Les quelques rapports qui nous furent communiqués, d'ambulances ayant soigné des gazés, montraient des divergences inquiétantes. Alors que les uns préconisaient la morphine et les injections de sérum physiologique formellement interdits, « absolument proscrits » (Letrouble, Achard et Flandin), les autres accusaient le peu d'action des saignées. Ajoutons que les circulaires de Letrouble ne signalaient pas l'ipéca.

 

**

 

Notre conférence nous permit de rappeler qu'il fallait soigner les suffoqués comme des noyés et que la thérapeutique devait être ici, comme ailleurs, essentiellement pathogénique.

Nous insistions sur la nécessité de l'automatisation professionnelle en la circonstance. Les circulaires étaient en effet quelquefois mal lues et les notices trop vite feuilletées. Venait une surprise, on tâtonnait et chacun, pris par le fait qui ne laissait plus le temps de courir aux références, y allait de ses idées personnelles.

« Il faut, disions-nous, appliquer aux gazés une thérapeutique d'urgence avec un automatisme intelligent, et cet automatisme doit exister chez les infirmiers comme chez les médecins, il est essentiel qu'il y ait, à ce sujet, dans chaque formation, des équipes constituées comme le sont, les équipes chirurgicales. Ainsi, connaissant le poison, sachant les altérations organiques qu'il cause, ayant sous la main un matériel sans cesse vérifié et des infirmiers éduqués et habitués à votre idiosyncrasie professionnelle, vous pourrez sauver les malades (de très nombreux malades) en apparence désespérés ». Nous donnons comme appendice à ce chapitre la communication que l'un de nous, en collaboration avec le médecin divisionnaire, fit à la Société de médecine de Nancy.

 

Nous n'aurons plus rien de particulier à signaler jusqu'à notre départ de Lorraine, le dimanche 1er juillet 1917.

Nous nous en allions après deux mutations de médecins dans l'ambulance, deux mutations à histoire courte, mais savoureuse.

Zaoux ne demandait pas à partir pour l'intérieur. Mais un jour, on le trouva vieux, on le « releva » pour le remplacer par Sénech, d'une ville de Faculté proche. Ce Sénech, petit, sec et parcheminé, orateur abondant, était fils d'un médecin-inspecteur. Il nous annonça froidement qu'il resterait quinze jours à l'ambulance,... pas plus. « Ainsi fut fait ». Il voulait l'artillerie, car il aimait le cheval... Or, se trouvait au 218e R.A.C. un aide-major qui ne voulait pas quitter son groupe. Cet aide-major nous fut expédié… Il avait nom Planche. Sénech prit sa place. Planche réclama, ses chefs le soutinrent. Ropp fut inflexible, malgré une visite que lui fit... la victime. A la plainte officielle de Planche, un papier officiel répondit :

« Ce médecin, chef de clinique dans une Faculté, doit rendre plus de services dans une ambulance... ». En vertu de quoi, quelques semaines après, ledit chef de clinique fut envoyé comme médecin de bataillon dans un régiment d'infanterie de l'active.

 

 

Nous allions vers le Chemin des Dames.

 

Sur les syndromes cliniques de l'intoxication par les gaz suffocants (PAUL VOIVENEL et PAUL MARTIN, Le Progrès médical, n° 35 du 1er  septembre 1917).

 

 

 

Dans la dernière attaque, l'ambulance 15 a hospitalisé x malades.

L'un de nous a communiqué à la VIIIe armée les résultats inespérément heureux de la thérapeutique que nous avons suivie.

Voici les résultats de nos constatations cliniques.

Les gaz employés par l'ennemi dans cette attaque appartiennent à la variété des gaz suffocants proprement dits, agissant comme le chlore et l'oxychlorure, électivement sur le poumon. Alors que dans l'intoxication par l'oxyde de carbone la lésion siège sur le globule, alors que dans l'intoxication par l'acide cyanhydrique (type des poisons généraux gazeux) la lésion, à effet immédiat, siège sur les cellules nerveuses, ici la lésion est la corrosion du poumon.

Le malade meurt par l'oedème suraigu du poumon.

II meurt comme un noyé. — Ses alvéoles et ses canaux bronchiques sont engorgés d'un liquide abondant et le traitement consistera avant tout à dégorger les cavités de l'arbre aérien (d'où : ipéca, saignée et importance relativement minime de l'oxygène).

C'est dire que le tableau clinique normal sera avant tout celui de l'oedème aigu du poumon, mais la gravité des cas est variable avec la quantité de gaz absorbée et l'idiosyncrasie du sujet.

Nous nous en tiendrons ici aux cas observés dans une ambulance divisionnaire de triage, c'est-à-dire dans la formation sanitaire la plus avancée, venant immédiatement après les postes de secours régimentaires.

Nous n'aurons donc rien à dire de la mort immédiate par action intensive des gaz (absorbés largement)/ et arrêt brusque de la respiration.

Nous croyons pouvoir diviser les formes cliniques en trois (suite p 104).

 

 

 

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