A l’inverse de leurs homologues allemands, les chimistes français procédèrent à de nombreux essais systématiques sur les munitions à l’essais. Les projectiles étaient testés dans des puits d’éclatement et à l’air libre, puis en soumettant des animaux (chiens et lapins) aux tirs toxiques. L’efficacité des munitions était comparée en fonction de nombreux paramètres : météorologie (humidité, température, vent, heure de la journée), distance de tir, nombre de coups, cadence de tir, capacité et calibre du projectile, puissance de la charge de rupture, fusées à employer, etc… L’ensemble de ces études fut traité avec l’active collaboration du capitaine Nebout, qui effectua également tous les essais de tir des produits proposés par les laboratoires avant l’adoption définitive. Ces essais devaient permettre de fixer des méthodes de tir extrêmement efficaces, qui ne furent mises en pratique que progressivement au cours de l’année 1916, en raison de l’approvisionnement limité en substances chimiques.
Une fois les projectiles réalisés, les français procédaient à de nombreux essais sur les polygones de tir de Satory, Fontainebleau puis Entressen. Les tirs étaient réalisés sur des tranchées qui devaient se rapprocher des conditions du champ de bataille ; les tranchées avaient 2 mètres de profondeur pour 50 mètres de front. Au fond, étaient placés des chiens et des lapins. Après la séance, les morts, hors de combat et indemnes étaient comptabilisés. Les conclusions de ces expériences, qui donnèrent des résultats très variables, se révélèrent particulièrement fructueux. Ainsi, lors des essais avec des vents supérieurs à 4 mètres/secondes, les résultats étaient souvent nuls. Pour des vitesses de l’ordre de 0 à 2 m/s, ils devenaient très significatifs, atteignant fréquemment les 100 % de décès avec les obus n°4 et n°5.
Vitesse du vent
Pourcentage de décès
36 coups de 155 mm, 2.48 litres/obus soit 89 l de toxique.
2m/s
100 %
18 coups de 58 T, 3.32 litres/bombes soit 60 litres de toxique.
2,5m/s
100%
120 coups de 75 mm, 0.48 litres/obus soit 57,6 litres de toxique.
0 m/s
Les Français réalisèrent que leurs obus chimiques n°4 et n°5 n’agissaient que par le nuage de toxique qu’ils produisaient, porté ensuite par le vent et ne laissant aucune trace au sol. Pour réaliser un tir efficace sur une surface définie, il fallait, non pas tirer dans cette surface, mais seulement sur sa lisière, le vent se chargeant ensuite de rabattre le nuage sur la surface concernée. Un tir effectué en plein sur cette surface faisait diminuer la concentration du toxique en la divisant par deux. Les résultats étaient différents pour les substances lacrymogènes qui produisaient une tâche persistante sur le sol. L’instruction du 12 mars 1916 fut ainsi très précise et extraordinairement précoces (malgré leur avance, les artilleurs allemands ne prirent conscience de ces notion que progressivement à partir de la fin de 1917). A l’inverse de ce qui se pratiquait outre-Rhin, il n’y avait pas de conception de tir sur zone, pas de calculs d’obus à l’hectare, mais le calcul du nombre de coups à tirer par pièce sur chaque hausse (pour balayer le terrain) et le nombre de hausses, échelonnées de cinquante ou cent mètres suivant le calibre, à imposer à chaque pièce d’après l’étendue de la zone offerte à ses coups.
Nombre de coups à tirer par pièce.
Extrait de l’Instruction du 12 mars 1916 sur l’emploi des obus spéciaux.
1.000
2.000
4.000
6.000
8.000
11.000
25
35
55
85
200
10
15
50
80
30
20
40
Extrait de l’Instruction du 12 mars 1916 et de ses correctifs de 1917 sur l’emploi des obus spéciaux.
L’action des obus toxiques est considérablement diminuée par les vents de vitesse supérieure à 3 mètres à la seconde, ainsi que la pluie, la gelée.
Ces projectiles doivent être tirés en employant la charge minima compatible avec la portée ; le tir doit être précis, de cadence modérée et prolongée assez longtemps ; s’il fait du vent, il y a intérêt à placer le point moyen du tir de façon que les vents rabattent les gaz sur l’objectif. Les obus toxiques n’ont d’effets satisfaisant que sur les objectifs fixes : batteries, tranchées, abris à personnel, observatoire. Les tirs sur zone doivent, en principe, être limités aux vallonnements dans lesquels les vapeurs nocives s’accumulent, surtout lorsque le terrain est boisé.
Le tir des obus n°4 et n°5 doivent être conduit de la manière suivante : Débuter par un tir très violent d’obus n°4 (à effet instantané) pour former rapidement le nuage et surprendre le personnel avant qu’il n’ait le temps de mettre le masque ; entretenir le nuage par un tir lent pour l’obliger à garder le masque. Cesser le tir sur les objectifs assignés à notre infanterie 30 minutes avant l’heure à laquelle elle doit les atteindre.
Tirs des obus lacrymogènes : leur action persiste, en conséquence, ne pas tirer avec les obus n°12 sur les objectifs que doit prendre notre infanterie. Leur emploi est particulièrement indiqué contre les batteries, les rassemblements et les observatoires ; on doit éviter de les utiliser sur les tranchées quand le tir doit être suivi d’attaque.
Nous avons vu que les premiers obus chimiques n° 5 français furent tirés à la fin de l'année 1915. Durant ces premiers mois de tirs réels, les français souhaitaient former avec leurs projectiles un nuage qui couvrait longtemps l’objectif et tuait tous les êtres présents. Cela nécessitait une cadence de tir très élevée, sur une durée courte car la toxicité du phosgène (seul toxique utilisé alors) était élevée. Les cadences préconisées étaient de l’ordre de dix coups par pièce et par minute, mais devaient se révéler comme extrêmement pénible pour le personnel et entraînait une usure rapide du matériel. Ces tirs se justifiaient sur un ennemi dépourvu de protection efficace contre le phosgène, ce qui était le cas jusqu’en février 1916. De fait, dès l’apparition des nouvelles cartouches filtrantes allemandes à trois couche (modèle 11/11), ces tirs perdaient une grande partie de leur capacité létale.
A partir du 22 mai 1916, une nouvelle technique vit le jour, les tirs de neutralisation. Il ne s’agissait plus de tuer l’ennemi, mais de le gêner en le forçant à garder son masque dont le port était particulièrement pénible ; toute activité devenait difficile. Les français utilisaient alors des tirs à cadence lente pendant de nombreuses heures. L’efficacité se faisait par l’effet des appareils de protection plutôt que par l’effet des projectiles. Ils étaient surtout destinés à agir sur le moral et les forces physiques de l’ennemi. Tous les types d’obus chimiques pouvaient être utilisés, à une cadence de tir irrégulière mais plutôt lente. La consommation pendant un tir de quatre heures (jugée comme étant la durée minimale pour ce genre de tir) était de l’ordre de 500 coups de 75 mm pour un front de 100m.
Après mai 1916, ces tirs seront toujours précédés par un tir de destruction. Son but était de surprendre l’ennemi pour atteindre tout homme n’ayant pu mettre son masque à temps ou dont le masque était défectueux. Cela nécessitait une grande concentration de pièces tirant à cadence élevée sur un objectif restreint. Initialement, ces tirs étaient maintenus pendant un quinzaine de minutes, puis cette durée fut ramenée à cinq minutes dès 1917, puis à trois minutes maximum par la suite. Ils furent alors appelés tirs de surprise ou tir à tuer. Ces derniers ne visaient alors que le personnel d’un objectif de petite dimension sur lequel était concentré le tir d’un nombre important de canons. Les Français utilisaient leurs obus toxiques fugaces (obus n°4 et n°5) en quantité massive pour réaliser une concentration maximale. Dans le secteur visé, tout homme surpris n’ayant pas eu le temps de d’ajuster son masque, devait absorber une dose mortelle en quelques inspirations. La consommation préconisée était de 200 à 400 coups de 75 pour un front de 100m.
Ces tirs de neutralisation, entrecoupés de tirs de destruction, se développèrent progressivement tout au long du conflit. Leur durée était toujours supérieure à quatre heures, mais dès octobre 1916, certains de ces tirs pouvaient durer plus de vingt quatre heures (tir contre le fort de Douaumont du 21 au 24 octobre 1916). Ces tirs pouvaient alors devenir des tirs d’usure, qui visaient à user complètement le masque de l’ennemi. Comme les tirs de neutralisation, ils nécessitaient des tirs prolongés de plusieurs heures. En effet, malgré les efforts des ingénieurs allemands et l’utilisation d’une deuxième cartouche de rechange, la durée de protection des appareils allemands n’excédait pas les une heure trente minutes.
Les tirs de harcèlement, constitués d’une succession de tirs de surprise, furent également développés par les artilleurs français. Leur but était toujours de tuer l’adversaire en le surprenant sans appareil de protection. Cette succession de courtes rafales d’obus chimiques létaux pouvait atteindre n’importe quel homme, sans prévenir. Les Allemands utilisaient ce type de tir, de façon plus ou moins confuse et sans munitions appropriées, depuis 1915. Ils réservaient surtout cette technique aux premières lignes, et utilisaient leurs engins de tranchée, les minenwerfer. Mais c’est surtout à partir de la fin de l’année 1916, et l’apparition des munitions de minen au phosgène, que ces tirs devinrent efficaces du côté allemand. Les Français ripostèrent avec leurs mortiers de 58 T, les fameux crapouillots, en adaptant une bombe au chargement de toxique : la bombe LS toxique. Ils concentraient alors des rafales de 20 à 30 coups sur un point stratégique. La technique fut également adaptée aux canons d’artillerie. Un groupe de 75 battait un front d’une centaine de mètres en 200 à 300 coups à la cadence maximale. Deux batteries de 155L (155 à tir rapide) étaient nécessaire pour un résultat identique. Ses huit pièces envoyaient 50 à 70 projectiles en deux minutes.
A partir de 1917, quand les artilleurs français purent disposer d’obus emplis de substances persistantes et d’agressivité immédiate, se développa dans une moindre mesure, les tirs d’interdiction. Ils devaient gêner les mouvements de l’ennemi en des point de passage obligé, ou des centres stratégiques (carrefours, P.C., etc…). La zone à battre se devait d’être suffisamment grande pour obliger à mettre le masque pour la traverser (au minimum, 200 mètres). Cette technique était utilisée depuis le début de l’artillerie chimique par les Allemands, qui disposaient de substances appropriée depuis le mois de juin 1915. Les français, qui eurent beaucoup de difficultés à produire des munitions adaptés à ces tirs (qui furent essentiellement les obus n°7 et n°9, dont la production fut très limitée pour des raisons d’approvisionnement en matière première. Au total, seulement 385.000 obus de ce type seront tirés) , ne purent les développer jusqu’à l’apparition des obus chargés en ypérite, dans les derniers mois du conflit. Dès lors, ils utilisèrent ce type de tirs de façon très importante et copièrent les techniques utilisées par les Allemands en privilégiant les tirs dits d’infection. Ils devaient rendre intenables certaines zones de terrain, en arrosant systématiquement toute la surface de la zone concernée (on admettait que la surface infectée par un obus était de : 20 mètres carrés pour un obus de 75, 50 mètres carrés pour un obus de 105A ou 120 FA, 200 mètres carrés pour un obus de 155 FA) .
Si les méthodes de tir utilisées par la France et l’Allemagne se rapprochèrent souvent, les essais systématiques menées par les français depuis mai 1915 leur permirent de poser les bases de théories sur les munitions chimiques qui devaient déboucher sur une utilisation bien plus raisonnée et rationnelle que leurs homologues d’outre-Rhin. Les munitions françaises toxiques formaient à l’éclatement un nuage toxique fugace alors que les munitions allemandes laissaient une partie de leur contenue sur le sol. Cette quantité de toxique répandue à terre assurait la persistance de certaines munitions, mais empêchait d’obtenir un nuage toxique important et concentré. Même si cela n’avait que peu d’importance dans les tirs sur zone, battant de grandes étendues de terrain, utilisés principalement par les artilleurs allemands, cela grevait de beaucoup les tirs dits de surprise ou de harcèlement. A l’inverse, les Français avaient réalisé que chaque nuage toxique, provoqué par l’explosion de l’obus, « agissait pour son compte », c’est à dire individuellement. Ainsi, il était inutile de chercher à créer un nuage d’ensemble. Ce nuage toxique se diluant par sa périphérie, plus son rayon était grand et plus le temps pendant lequel sa concentration restait élevée était important. Cette constatation qui incita probablement les Allemands à utiliser des munitions de fort calibre, ne garantissait pas d’obtenir des tirs efficaces. En effet, les chimistes français réalisèrent que c’était finalement la densité et la cadence du tir qui conditionnait le résultat. Ils fixèrent également la concentration minimale de toxique que ces tirs devaient réaliser ; 0,5 gramme de toxique par mètre cube était le minimum. En dessous de cette concentration, le tir n’était pas moins efficace, il était nul. Cela imposait d’utiliser de très grandes quantités de projectiles : un minimum de 40 000 par km2 et par heure pour le calibre 75. En pratique, on recommandait l’utilisation de 80 000 coups de 75 ou 20 000 de 155, mais concentrés sur quelques points importants et stratégiques. Pour la même surface, les Allemands utilisaient le tir sur zone, donc réparti uniformément sur le terrain, en utilisant 24 000 coups de 7,7 ou seulement 3 000 de 15cm. Si ces concentrations permirent certains succès en 1915 contre des troupes extrêmement mal protégées, cela était très nettement insuffisant en 1916.
Les artilleurs français utilisaient également des quantités d’obus pour les tirs de contre-batterie bien plus importants : pour une seule batterie, 500 coups de 75 ou 200 de 155 en quatre heures.
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