H. Delacoura,d F. Dorandeub,d Ch. Renardc,d
a Hôpital d’instruction des armées Bégin, Département des laboratoires, 69 avenue de Paris – 94163 Saint-Mandé Cedex.
b Institut de recherche biomédicale des armées, Département de toxicologie et risques chimiques, BP 73 – 91223 Brétigny-sur-Orge Cedex.
c DGA/DS/SPSA, 60 Boulevard du général Martial Valin, CS 21623 – 75509 Paris Cedex 15.
d École du Val-de-Grâce, 1 place Alphonse Laveran – 75230 Paris Cedex 05.
H. DELACOUR, pharmacien en chef, professeur agrégé de l’école du Val-de-Grâce.
F. DORANDEU, pharmacien en chef des services de classe normale, Directeur adjoint de l'Institut de recherche biomédicale des armées, professeur agrégé du Val-de-Grâce.
Ch. RENARD, pharmacien en chef, professeur agrégé du Val-de-Grâce.
Correspondance : Monsieur le pharmacien en chef H. DELACOUR, Hôpital d’instruction des armées Bégin, département des laboratoires, 69 avenue de Paris – 94163 Saint-Mandé Cedex.
Le 22 avril 1915 avait été une journée de printemps radieuse dans le secteur d’Ypres (Belgique). En cette fin d’après-midi,un léger vent du nord-est soufflait et tout était si calme que les combattants ne pensaient presque plus à la guerre. Quand, soudain, d’immenses colonnes de fumées jaunâtres s’élevèrent au-dessus des tranchées allemandes. Cent cinquante tonnes de chlore venaient d’être libérées dans l’atmosphère. Aussitôt, ce lourd nuage, long de six kilomètres et flottant à un mètre au-dessus du sol, commença à dériver vers les lignes françaises poussé par cette légère brise. Il allait y semer l’effroi et la mort. En quelques minutes, les hommes paniqués abandonnèrent leurs tranchées sans résistance, laissant derrière eux plusieurs centaines de leurs camarades morts ou agonisants. La première attaque chimique de grande envergure de la Première Guerre mondiale utilisant un agent chimique létal venait d’avoir lieu. Si le recours à cette nouvelle arme ne permit pas une percée décisive, elle fit entrer le conflit dans une nouvelle dimension : la Grande Guerre devenait à cette date la Grande Guerre chimique.
Mots-clés : 1re Guerre mondiale. Arme chimique. Chlore. Suffocant, Ypres.
April 22nd, 1915 was a nice spring day in Ieper (Belgium). Late in the afternoon, a light North-Eastern breeze was blowing. It was so calm that soldiers could almost forget war! Suddenly huge billows of yellowish smoke rose from the German trenches. One hundred and fifty metric tons of chlorine were shot into the air. Soon the heavy, 6 km-long clouds, which were floating one meter above the ground, started to drift towards the French lines, pushed by the light breeze. It brought fear and death. Within minutes, panicked soldiers left their trenches without resistance, leaving behind them several hundred of their comrades, dead or agonizing. This was the first large scale use of a lethal chemical agent in World War One. If this new weapon did not yield a decisive breakthrough, it modified the nature of the conflict: the “Grande Guerre” became the “Grande guerre chimique”.
Keywords : Chemical warfare agents. Chlorine. First World War. Ieper. Lung-damaging agent.
Après le « Miracle de la Marne » et la stabilisation du front sur l’Aisne, les belligérants de la Première Guerre mondiale s’élancent dans une « course à la mer ». Les deux camps mobilisent leurs troupes au nord, en essayant chacun de dépasser l’adversaire. Aucun des deux n’y parvient et le front se stabilise le long de 700 kilomètres de tranchées, allant de la Mer du Nord à la Suisse. À la fin de l’année 1914, l’idée d’un conflit rapide, prévu et préparé depuis des décennies, a laissé place à une réalité nouvelle: la guerre de tranchées. Les généraux, prisonniers de théories qui remontent aux guerres napoléoniennes, ne cessent de lancer leurs hommes à l’assaut de ces lignes fortifiées dans l’espoir de les dépasser. Mais les soldats se heurtent fatalement aux murs de feu des mitrailleuses et de l’artillerie. Les pertes humaines sont effroyables : plus de 300 000 tués et 600000 blessés, prisonniers ou disparus pour l’armée française, alors que l’armée allemande a perdu au moins 750000 hommes (1). Les deux camps vont, dès lors, rechercher une arme providentielle permettant de briser la défense ennemie et de mettre un terme à l’immobilisation du conflit. Cette démarche aboutit, par une belle journée de printemps 1915, à l’utilisation d’une nouvelle arme terrifiante : l’agent chimique létal. Nous ne traiterons pas ici des effets de cet agent, le chlore, sujet d’un autre article du numéro spécial (voir Renard dans ce numéro.).
À la fin de l’année 1914, Fritz Jacob Haber, directeur du Kaiser Wilhelm Institut (KWI) de Berlin-Dahlem, un organisme de recherche de chimie organique, fait une proposition étonnante au Haut quartier général allemand (OHL, Oberste Heeresleitung). Il propose de noyer les tranchées ennemies sous un nuage de chlore, diffusé non pas au moyen d’obus, mais directement depuis des cylindres pressurisés placés dans les tranchées allemandes et de laisser le gaz flotter au gré du vent vers les lignes ennemies (fig. 1) (2).
Figure 1. Chlore s’échappant d’un cylindre pressurisé. Cette photographie illustre l’inconvénient majeur de ce mode de dispersion : le déplacement du nuage toxique est totalement tributaire du vent. Par ailleurs, il faut une énorme quantité de cylindres pressurisés pour créer un nuage suffisamment épais pour être toxique (Imperial War Museum Q 113282).
Le chlore présente pour Fritz Haber de multiples avantages. Ses propriétés physico-chimiques le rendent particulièrement adapté au moyen de dispersion proposé. Présentant un point d’ébullition bas (-33 °C), il s’évapore des cylindres sous pression en formant un épais nuage verdâtre collant au sol, s’introduisant dans les tranchées et les moindres recoins des positions ennemies (densité par rapport à l’air : 2,5). Non persistant, il autorise la poursuite de l’action rapidement après l’attaque, permettant de s’emparer des positions atteintes par le nuage toxique. Enfin, il est disponible rapidement et en grande quantité grâce à la production de l’industrie chimique allemande.
Plusieurs voix s’élèvent contre cette proposition. Certains officiers prussiens déplorent l’utilisation d’une telle arme contraire à l’esprit chevaleresque et aux conventions internationales en vigueur. D’autres soulignent son inconvénient majeur : sa servitude au vent, seul vecteur des nuées dérivantes. Le vent doit, durant l’attaque, conserver la direction voulue et avoir une vitesse comprise entre deux et cinq mètres par seconde. Au-dessous, la progression du nuage n’est pas assurée et des retours sont à redouter ; au-dessus, la dislocation du nuage est à craindre avant qu’il n’atteigne son objectif. Or, le front occidental est essentiellement soumis à un vent d’ouest. Dès lors, comme le soulignent différents militaires, si les Alliés répliquent avec du gaz sur le front occidental, ils bénéficieront des vents dominants (3, 4).
La proposition de Haber est toutefois retenue. Après plusieurs tests concluants menés en février 1915 et après avoir obtenu l’assurance des experts chimistes allemands que les Alliés ne pourraient répondre à cette forme de guerre avant de longs mois, le Général Falkenhayn, le chef d’état-major de l’armée allemande, entérine le principe de l’utilisation de cette arme sur le théâtre des combats (2).
Avec son état-major, le Général Falkenhayn consulte des officiers de multiples secteurs du front occidental afin de déterminer le site le plus propice à une telle opération. L’OHL porte son choix sur la région occupée par la IVe armée. En effet, le seul endroit du front où les lignes allemandes font face au nord se trouve au sud du saillant d’Ypres, dans le secteur de Gheluvelt tenu par le 15e corps d’armée du Général Berthold von Deimling (fig. 2).
Depuis l’inondation volontaire des plaines s’étendant de la Mer du Nord à Ypres le 27 octobre 1914 pour soulager les troupes franco-belges, le contact des troupes belligérantes est rompu dans toute cette région et elles se font face à face à nouveau dans la région d’Ypres. Les collines d’Ypres constituent la clef de voûte de la défense alliée sur le front Nord. Elles sont le point d’appui capable de s’opposer à toute avancée des troupes allemandes et assurent ainsi la protection des villes de Boulogne, Calais et Dunkerque. La réduction du saillant d’Ypres formé à l’issue de la Course à la Mer sera un des objectifs continuels de l’armée allemande. Dès novembre 1914, cette zone a été l’objet d’une bataille féroce (1re bataille d’Ypres également nommée bataille des Flandres, 1-14 novembre 1914). En ce début d’année 1915, la réduction du saillant d’Ypres revêt une importance stratégique. En raccourcissant la ligne de front, elle doit permettre le transfert d’unités vers le front oriental pour répondre à la pression croissante exercée par les forces russes en Galicie.
Le 25 janvier 1915, le Général von Deimling est convoqué au Grand quartier général par le Général Falkenhayn, cette entrevue étant relatée dans ses mémoires :
« Il (Falkenhayn) nous confia qu’on allait mettre en service un nouvel engin de guerre, les gaz toxiques, et que c’était dans mon secteur qu’on avait pensé faire les premiers essais. On livrerait ces gaz toxiques en bouteilles d’acier, qu’on installerait dans les tranchées et qu’on laisserait se vider dès que le vent serait favorable. Je dois reconnaître que la mission d’empoisonner l’ennemi comme on empoisonne les rats, me fit l’effet qu’elle doit faire à tout soldat honnête : elle me dégouta. Mais si les gaz toxiques amenaient la chute d’Ypres, peut-être gagnerions-nous une victoire qui déciderait de toute la campagne. Devant un but aussi grand, il fallait donc taire les objections personnelles. » (5).
Figure 2. Carte du front du saillant d’Ypres le 21 avril 1915. Initialement prévue dans le secteur de Gheluvelt, l’attaque chimique se déroula finalement au nord du saillant d’Ypres, à proximité du village de Langemarck (reproduit avec la permission de l’éditeur) (16).
Ces propos illustrent l’aversion des militaires pour l’arme chimique… aversion disparaissant rapidement face à la perspective d’une action permettant une reprise de la guerre de mouvement.
Les autorités militaires allemandes réquisitionnent près de 6 000 cylindres pressurisés de chlore, soit la moitié des stocks disponibles à cette date en Allemagne, et passent commande pour 24000 unités supplémentaires, soit près de 700 tonnes de chlore au total. Des unités spéciales (35e et 36e régiments de pionniers) sont créées pour mener à bien l’opération. À la fin de février 1915, elles commencent à disposer les cylindres pressurisés dans le secteur retenu, l’ensemble du dispositif étant prêt vers le 10 mars. Reste à attendre des conditions météorologiques favorables, indispensables au bon déroulement de l’attaque. Mais le vent se montre indocile : il ne souffle jamais dans la direction souhaitée. De plus, le front serpente de telle manière dans le secteur de Gheluvelt qu’il est évident que les troupes allemandes risquent d’être touchées par le chlore relâché sur leurs arrières.
Aussi, est-il décidé de créer un second front chimique au nord du saillant d’Ypres, près du village de Langemarck à la charnière des troupes belges, françaises et britanniques/canadiennes (fig. 2). Entre le 5 et le 11 avril, environ 5 800 cylindres pressurisés contenant 150 tonnes de chlore sont disposés dans les tranchées allemandes sur un front de plus de six kilomètres ; soit une densité de 21 tonnes de chlore par kilomètre. Dès le 8 avril, le Haut quartier général transmet ses instructions au Général von Hügel, chef du 26e corps de réserve occupant le secteur. L’objectif de l’attaque est de s’emparer des hauteurs de Pilckem et d’y installer immédiatement de solides positions fortifiées. La conquête de ces hauteurs doit forcer les Alliés à abandonner tout le saillant d’Ypres. L’offensive est prévue pour le 15 avril… si les conditions météorologiques le permettent. Cependant, l’absence totale de vent retarde le déclenchement de l’attaque pendant plusieurs jours. Dans l’après-midi du 21 avril, les conditions météorologiques semblent devenir favorables et tous les ordres sont donnés pour que l’attaque soit déclenchée le lendemain matin.
L’utilisation offensive de chlore (ou de brome) par l’Allemagne avait été clairement identifiée comme probable en France au début du siècle. Plusieurs événements se déroulant dans la semaine précédant l’attaque allemande auraient également dû mettre en garde les Alliés : déclarations d’un déserteur allemand décrivant avec précisions les installations déployées dans les tranchées ennemies, prise par les troupes britanniques d’une tranchée allemande où se trouvent des cylindres pressurisés de chlore. Cependant, l’idée d’une attaque chimique n’est pas prise au sérieux ni par le commandement britannique ni par le commandement français. Dès lors, l’attaque du 22 avril va surprendre des troupes non préparées (2).
La journée du 22 avril 1915 a été superbe et n’a été troublée que par quelques salves de canon de 77 tirées sur les tranchées françaises vers 16 h 00. En cette fin d’après-midi, un léger vent du nord-est souffle et tout est si calme que les combattants ne pensent presque plus à la guerre. Quand, soudain, vers 17 h 30, d’immenses colonnes de fumées jaunâtres s’élèvent au-dessus des tranchées allemandes. Les 150 tonnes de chlore viennent d’être libérées dans l’atmosphère. Aussitôt, ce lourd nuage, s’étendant de Steenstraat à Poelcapelle, flottant à un mètre au-dessus du sol, commence à dériver vers les lignes françaises. Il atteint rapidement les positions tenues par les troupes du détachement d’Armée de Belgique, de la 45e Division d’infanterie (DI) et des territoriaux de la 87e DI pour y semer l’effroi et la mort.
Les témoignages de différents acteurs de cette journée rendent compte de la violence de l’attaque et des souffrances des combattants. Le sous-lieutenant Pausset du 1er bataillon de tirailleurs algériens relate ainsi :
« Le 22 avril, vers cinq heures du soir, j’étais […], dans une tranchée de première ligne, à environ cent mètres des Allemands, devant Langemark, quand j’ai vu une sorte de fumée jaune et verte, qui sortait des tranchées ennemies et s’avançait lentement vers nous, poussée par la brise. Nous avons ressenti immédiatement des picotements aux yeux, de l’irritation dans la gorge et dans la poitrine, ainsi qu’une suffocation violente. Nous avons voulu nous replier ; mais nous étions dans un état de faiblesse extrême, et nos jambes se dérobaient sous nous. […] C’est en nous traînant que nous sommes arrivés devant Ypres, le long du canal; plusieurs hommes n’ont pas pu nous suivre et sont restés en route. […] » (fig. 3, 4) (6).
Figure 3. Attaque allemande aux gaz sur le front oriental. Il n’existe aucune photographie de l’attaque du 22 avril 1915. Cette photographie aérienne donne toutefois une idée des modalités de l’attaque par la technique des nuages dérivants (Bundesarchiv, Bild 183-F0313-0208-007).
Le colonel Mordacq, commandant la 90e brigade, laisse un récit saisissant du spectacle qui s’offre à ses yeux lorsque, prévenu de l’attaque par téléphone, il décide de se diriger lui-même vers les lignes :
« Partout des fuyards : territoriaux, « joyeux », tirailleurs, zouaves, artilleurs sans arme, hagards, la capote enlevée ou largement ouverte, la cravate arrachée, courant comme des fous, allant au hasard, demandant de l’eau à grands cris, crachant du sang, quelques-uns même roulant à terre en faisant des efforts désespérés pour respirer. » (7).
Quinze minutes après le début de l’attaque, l’infanterie allemande sort de ses tranchées et commence sa progression en arrière du nuage de gaz. Le commandant De Fabry, chef de bataillon au 1er régiment de marche des tirailleurs indigènes décrit ainsi l’arrivée des troupes allemandes :
« J’ai aperçu des Allemands débordant des lisières de Langemark, à environ deux cents mètres de moi. Leur tête était recouverte d’une espèce de masque qui les faisait ressembler à des scaphandriers. Ceux-là étaient peu nombreux. La plupart de ceux que j’ai vus portaient, sur le nez et sur la bouche, un appareil en caoutchouc noirâtre en forme de groin. Le nuage des gaz roulait devant eux. » (6).
Figure 4. Représentation de l’attaque du 22 avril 1915 (magazine l’Illustration).
La progression des troupes allemandes est foudroyante : elles avancent de près de 4 kilomètres en 35 minutes et, en beaucoup de points, sans même tirer un seul coup de feu. Le village de Langemarck est pris une heure après le début de l’attaque. La ligne de défense française est enfoncée, une brèche de 3,5 kilomètres est observée ; la route d’Ypres est ouverte. Sur leurs flancs, les troupes allemandes doivent cependant faire face à la résistance des unités canadiennes (fig. 5) et françaises épargnées par le nuage de gaz. Peu avant minuit, les fantassins allemands reçoivent l’ordre d’aménager leurs nouvelles positions de la manière la plus solide possible. Cette décision permet aux Alliés de se reprendre, de faire venir des renforts et de bloquer l’avancée allemande qui s’élève cependant à plus de 7 kilomètres. La ville d’Ypres est sauvée et ne tombera pas (fig. 6) (2).
Au soir du 22 avril, les pertes humaines, bien que difficiles à chiffrer avec précision, sont très importantes. La 87e DI déplore 55 morts, 139 blessés et 2 398 disparus (signe de la désorganisation des lignes de défense françaises) (8). Pour la 45e DI, les pertes sont estimées à environ 60 % de l’ensemble des effectifs des trois bataillons déployés en première ligne (9). Cependant, toutes ne sont pas liées directement à l’action du nuage toxique. Dans son journal des marches et opérations, le Médecin principal de 1re classe (équivalent de médecin en chef, colonel) Collinet, médecin divisionnaire de la 45e DI indique que 700 blessés pour seulement 150 intoxiqués ont été pris en charge dans les structures sanitaires divisionnaires du 22 au 24 avril 1915. Il y décrit également avec précision la symptomatologie de l’oedème aigu du poumon, conséquence retardée de l’intoxication :
« Les hommes en état d’asphyxie présentaient les symptômes suivants. Le thorax était constamment en état d’expiration forcée, l’inspiration était courte, pénible et accompagnée de toux. La face était cyanosée chez certains malades. Il y avait en même temps vomissements ou hémoptysies légères. Les malades étaient dans un état de prostration très accentué et à peine capable de se mouvoir. » (10).
Figure 5. Monument aux morts canadiens de Sint-Juliaan, près de Langemark (Photo F. Dorandeu).
Pratique rare pendant la Grande Guerre, des autopsies sont pratiquées sur deux victimes de l’attaque. Dans leurs rapports les médecins exposent l’atteinte pulmonaire provoquée par le chlore :
« L’examen des poumons y décèle des lésions qui, sans doute, ont entraîné la mort. Les deux poumons, mais surtout le poumon droit, sont rétractés, lourds et fortement congestionnés. À la coupe, les poumons, dans leur totalité, sont gorgés de sang. […] La coupe du parenchyme fait sourdre en abondance un liquide hématique qui semble remplir toutes les alvéoles pulmonaires ; le poumon crépite encore à la pression, mais tout le lobe inférieur de chaque côté semble devenu absolument inapte à toute respiration. » (11).
Soulignons que dès le 23 avril, le pharmacien-major de deuxième classe (équivalent de pharmacien, capitaine) Didier, dans un rapport destiné à l’État-Major, identifie la nature du gaz utilisé, émet une hypothèse sur le moyen de dispersion du nuage de gaz (tubes de gaz liquéfié) et propose un moyen de protection sommaire en cas de nouvelle attaque (tampon de gaz imbibée d’eau appliqué sur la bouche) (12).
Définir avec certitude le nombre de victimes de l’attaque du 22 avril reste, encore aujourd’hui, utopique. Les estimations des différents historiens varient de 200 à 5 000 morts. Les travaux les plus récents estiment toutefois que le nombre de victimes est compris entre 800 et 1 400 morts pour 2 000 à 3 000 intoxiqués plus ou moins graves (fig. 7) (2)
.
Figure 6. Carte du front du saillant d’Ypres au soir du 22 avril 1915. L’attaque chimique a permis une percée de neuf kilomètres. La ligne de défense française est rompue, la route d’Ypres est ouverte. Les troupes allemandes ne profiteront toutefois pas de cet avantage, stoppant leur offensive faute de ressources humaines (reproduit avec la permission de l’éditeur) (16).
L’attaque du 22 avril constitue sans conteste un succès tactique. Cependant, on peut se demander si l’Allemagne n’a pas gaspillé en cette belle journée de printemps une arme qui aurait pu se révéler décisive. Pourquoi les troupes allemandes n’ont-elles pas exploité la rupture du front et marché sur Ypres? L’action du 22 avril avait toujours été considérée par l’OHL comme un test destiné à éprouver l’efficacité d’une nouvelle arme dans un contexte opérationnel. Aussi, les unités affectées à cette attaque n’ont reçu aucun renfort en hommes, ni aucun matériel supplémentaire. Aucune réserve conséquente n’a été constituée pour assurer le soutien de l’offensive, aucun plan n’a été conçu pour poursuivre l’offensive.
Figure 7. Corps d’un zouave français victime de l’attaque du 22 avril 1915 près du village de Poelcappelle. On estime aujourd’hui entre 800 et 1 400 le nombre de victimes de l’attaque du 22 avril pour 2 000 à 3 000 intoxiqués plus ou moins graves (collection In Flanders Fields Museum, Ypres).
Tout laisse à penser que les Allemands ont eux-mêmes été surpris de la rapidité de leur avance et qu’ils n’avaient pas une idée claire de la situation au soir du 22 avril. Ils ignoraient très probablement que tout le front de la 45e DI était béant. C’est cette absence d’exploitation de leur percée durant la nuit du 22 au 23 avril qui a empêché les Allemands de remporter un succès qui aurait pu s’avérer décisif.
La décision de déclencher l’attaque en fin d’après-midi, et non en début de journée comme prévu, a eu différentes conséquences tactiques. Les combats se sont déroulés de nuit dans une confusion évidente, l’infanterie ne pouvant développer pleinement son action. Par ailleurs, le terrain chauffé toute la journée par un beau soleil de printemps ne permit pas au nuage gazeux de coller parfaitement au sol comme cela eut été le cas au petit matin, réduisant ainsi considérablement son action.
Jusqu’à la mi-mai 1915, les Allemands poursuivent leur offensive sur le saillant d’Ypres (l’ensemble des opérations est appelé seconde bataille d’Ypres) en menant cinq autres attaques chimiques. Malgré les 350 à 400 tonnes de chlore utilisées, la ville restera aux mains des Alliés (13).
Après-guerre, Fritz Haber déclara à propos de cette journée que « si l’on avait suivi (ses) conseils et préparé une attaque de grande envergure, au lieu de faire de Ypres une expérience vaine, l’Allemagne aurait gagné la guerre. » Cette affirmation est-elle vraie ? Nul ne le saura jamais (14).
L’émotion provoquée par l’attaque au gaz est considérable dans les pays alliés. Hommes politiques, militaires, presse accusent les Allemands d’avoir violé les termes de la convention de la Haye dont ils étaient signataires et d’avoir initié les hostilités chimiques. Cette accusation est-elle fondée ? Pour avoir utilisé un toxique chimique létal, et non plus seulement irritant, clairement l’Allemagne avait « franchi le Rubicon ». Toutefois, l’historiographie spécialisée sur le sujet a aujourd’hui abandonné l’idée que l’Allemagne a, à elle seule, inventé cette nouvelle forme de guerre. En effet, dès les premiers mois du conflit, l’armée française a utilisé des cartouches suffocantes contenant initialement du bromoacétate d’éthyle puis de la chloroacétone, deux substances lacrymogènes. À partir d’avril 1915, l’arsenal chimique français a été complété par une grenade à main contenant également de la chloroacétone baptisée Bertrand n° 1 du nom de son concepteur, Gabriel Bertrand (voir Fauque dans ce numéro). Les Britanniques, de leur côté, ont testé différents agents lacrymogènes ou sternutatoires, sans toutefois retenir leur utilisation dans un contexte opérationnel. Avant l’attaque du 22 avril, les Allemands ont utilisé, avec plus ou moins de succès, des agents sternutatoires (chlorosulfate de dianisidine dans les obus Niegeschoss) puis lacrymogènes (bromure de xylyle dans les obus T-stoff) sur les fronts occidentaux et orientaux. Il est important de souligner que ces usages ne contrevenaient pas aux déclarations et conférence de La Haye de 1899 et 1907.
Aussi, l’attaque du 22 avril est le résultat d’un cheminement parallèle mais séparé de la part des différents belligérants, cheminement dans lequel l’avance allemande ne fait aucun doute, notamment du fait du savoir-faire unique à cette date de son industrie chimique (voir Renaudeau dans ce numéro spécial). Elle constitue néanmoins incontestablement une rupture, une escalade majeure avec la première utilisation délibérée de gaz mortels.
Très rapidement, les Alliés décident de répondre à cette attaque en utilisant les mêmes moyens. Déjouant les pronostics des spécialistes allemands, la réplique britannique a lieu le 25 septembre 1915 à Loos dans la banlieue lilloise. La première attaque française a lieu, quant à elle, en février 1916, près de Reims. Entre 1915 et 1918, 409 attaques selon la technique des vagues dérivantes seront menées par les différents belligérants et verront l’utilisation d’agents de plus en plus toxiques (15).
« C’est l’organisation du crime ; et demain pour nous défendre, n’allons-nous pas être forcés d’employer hélas ! les mêmes moyens ? » tels sont les propos prémonitoires de Raymond Poincaré dès le lendemain de l’attaque du 22 avril 1915. Cette journée constitue un tournant de la Première Guerre mondiale. À partir de cette date, la Grande Guerre devient la Grande Guerre chimique. Les différents belligérants vont utiliser de manière massive des procédés et des armes auparavant unanimement condamnés par le droit coutumier de la guerre. À l’issue du conflit, plus de 110 000 tonnes d’agents chimiques auront été utilisées par les deux camps. Destinée initialement à percer les lignes ennemies et à rompre la guerre de position, l’arme chimique sera, en réalité, l’arme de l’attrition, de l’usure, du harcèlement, un symbole de la guerre des tranchées et de la résilience des combattants.
Les auteurs ne déclarent pas de conflit d’intérêt concernant les données présentées dans cet article.
1. Corvisier A. Histoire militaire de la France, tome 3 : de 1871 à 1940. Paris : Éditions Presses Universitaires de France ; 1992.
2. Lepick O. Langemarck ou la boîte de Pandore. In : La Grande Guerre chimique. Paris : PUF ; 1998: 67-92.
3. von Bayern R. Mein Kriegstagebuch. Berlin : Éditions Frauenhollz ; 1929.
4. von Thaer A. Generaldienst an der Front und in der OHL. Göttingen : Editions Siegfried Kaehler ; 1959.
5. von Deimling B. Souvenirs de ma vie. Paris : Éditions Montaigne ; 1931.
6. Journal officiel de la République française du 8 mai 1915. Rapport présenté à Monsieur le Président du Conseil par la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens. Déposition n°347.
7. Mordacq H. Le drame de l’Yser (la surprise des gaz, avril 1915). Paris : Éditions des portiques ; 1933.
8. Journal des marches et opérations du 87e Régiment d’infanterie 22 août 1914-22 septembre 1916.
9. Journal des marches et opérations du 45e Régiment d’infanterie 13 février 1915-16 juin 1916.
10. Journal des marches et opérations du 45e Régiment d’infanterie Service de santé divisionnaire. 24 août 1914-21 décembre 1917.
11. Journal officiel de la République française du 8 mai 1915. Rapport présenté à Monsieur le Président du Conseil par la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens. Déposition n°354.
12. Journal officiel de la République française du 8 mai 1915. Rapport présenté à Monsieur le Président du Conseil par la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens. Déposition n°332.
13. Buffetaut Y. Ypres 22 avril 1915. La première attaque aux gaz. Bretons, Coloniaux et Normands dans l’enfer des gaz. Langres : Éditions Ysec ; 2003.
14. Borkin J. L’IG Farben. Paris : Éditions Alta ; 1979.
15. Lepick O. Les vagues gazeuses dérivantes. in : La Grande Guerre chimique. Paris : PUF ; 1998: 67-92.
16. Buffetaut Y, Le Goff F. Atlas de la Première Guerre mondiale. La chute des empires européens. Paris : Éditions Autrement ; 2013.
Ressources internet :
Archives de la République Fédérale d’Allemagne (http://www. bundesarchiv.de/index.html.de) consulté le 30/8/2015 pour la figure 3.
Bibliothèque nationale de France (http://www.bnf.fr/fr/acc/x.accueil.html) consultée le 30/8/2015 pour les références 6 : 11-2.
Musée « In Flanders Fields Museum » (http://www.inflandersfields.be/fr) consulté le 30/8/2015 pour la figure 7.
Musée « Imperial War Museum » (http://www.iwm.org.uk/) consulté le 30/8/2015 pour la figure 1.
Mémoire des hommes (www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/) consulté le 30/8/2015 pour les références 8 à 10.
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