Nous ne disposons que de très peu de sources du côté de l'allemagne sur les opérations chimiques menées par ses armées. Concernant la méthode utilisé pour l'émission des vagues gazeuses et selon les quelques sources indirectes disponibles, il semble que l’Allemagne ne créa aucune installation fixe pour l’émission des vagues de chlore (notes et rapports du colonel Vinet sur le développement de la guerre des gaz dans l'armée allemande de 1916 à 1918). Elle organisa, en coopérations avec des spécialistes, des compagnies de pionniers, n°35 et 36, commandés par des officiers chimistes.
Ces unités auraient été chargées à la fois du remplissage des cylindres et de l’émission du gaz.
Dans les premières vagues, seul le chlore pur fut employé. Par la suite, on lui ajouta parfois du phosgène.
Selon différents témoignages, le remplissage des cylindres était effectué en plein air, sur une bascule, en les reliant à un wagon citerne par un tuyau en spirale. Quand on chargeait les cylindres en phosgène, on terminait le chargement par de l’air comprimé de façon à obtenir l’écoulement du gaz à toute température.
Ces témoignages sont cependant peu crédibles, lorsqu'on connaît les difficultés liées au chargement des cylindres de gaz liquide. Les services chimiques français étaient contraint de passer les bouteilles vides dans un four pour obtenir leur séchage complet. La moindre trace d'humidité pouvant se mêler au chlore et corroder les parois du cylindre et la tuyauterie en contact avec le gaz. Cela avait pour conséquence la création de cristaux qui bouchaient les tuyauteries et empêchaient la vidange des bouteilles. Le vide complet était ensuite créé avec une pompe à dépression pour assurer un remplissage correct des bouteilles. Toutes les étapes suivantes étaient réalisées sous aspiration, pour éviter que les fuites de gaz intoxiques les personnels chargés des manipulations.
Contrairement aux unités Z françaises, les pionniers allemands ne creusaient pas d'abris profonds pour protéger leurs cylindres de gaz. Ils ne réalisaient que des niches sommaires dans le parapet de la tranchée et enterraient les bouteilles sur plus des deux tiers de leur longueur. Ils plaçaient ensuite des sacs de terre sur leur sommet pour protéger la robinetterie. Ce dispositif présentait l'avantage d'une mise en place de beaucoup plus simple et plus rapide, mais rendait l'installation extrêmement vulnérable aux tirs d'artillerie. Il empêchait également la mise en place de nourrices groupant plusieurs bouteilles entre elles. Dans la technique allemande, chaque bouteille est reliée à un tuyau d'échappement en caoutchouc et l'opérateur doit ouvrir chaque bouteille individuellement. Les services chimiques français, qui avaient expérimenté cette technique durant leurs premières opérations chimiques, l'avaient rapidement abandonné au profit du groupement de 6, 12 ou 18 bouteilles, qui permettait d'obtenir un débit bien plus important, et une concentration de toxiques bien plus importante. La tuyauterie de caoutchouc fut également remplacé, chez les Français, par une tuyauterie métallique, plus résistante et permettant un débit plus important.
Ci-dessus : Essai d'émission d'une vague gazeuse à l'aide de cylindres disposés dans une tranchée. Les bouteilles viennent d'être ouvertes et le nuage de gaz, ici probablement additionné d'une substance fumigène, commence à se former devant le parapet, emporter par le vent. On distingue derrière des troupes qui ajustent leur masque à gaz sur le visage.
Les pionniers qui sont chargés d’ouvrir les cylindres de gaz sont en général équipés d’appareils protecteurs beaucoup plus efficaces que ceux dont dispose les combattants. Ces appareils, genre Draeger, les protègent des retours de vent pouvant alors rabattre sur les tranchées d’émission la nappe gazeuse. Ce danger était toujours craint et se produisit à plusieurs reprises (notamment en été 1916) . Ces catastrophes incitèrent aussi bien les chimistes français qu’allemands à n’utiliser que du chlore plutôt que du phosgène dans les vagues, tant que les appareils de protection des combattants n’étaient pas suffisamment performants vis à vis de ce gaz.
Au début de l’année 1915 et après les premiers échecs des obus chimiques, Falkenhayn qui croyait beaucoup au potentiel de l’arme chimique, avait conseillé aux chimistes d’orienter leurs recherches vers des substances plus efficaces, produisant une incapacité définitive et irréversible (c’est à dire mortel). Les scientifiques relevèrent que ce procédé violerait les deux traités signés à la Haye en 1899 et 1907 et ratifiés par l’Allemagne qui proscrivaient « l’usage de tout projectile dont le seul but est la diffusion de gaz toxiques ou déletèrent ». Malgré cette violation flagrante de la convention de la Haye, l’équipe du Kaiser Wilhem Institut travaillait sans relâche sur le chargement d’obus en phosgène et en oxyde d’arsenic.
Au mois de janvier, un grave accident compromit l’avance des travaux. Lors d’un essai de chargement d’obus, le laboratoire sauta et tua sur le coup Otto Sackur, un spécialiste de la thermodynamique, et blessa grièvement son collaborateur, Gerhard Just. Ce grave accident qui succédait à l’échec des essais de l’obus T, allait donner bien plus de crédits à une proposition alternative étonnante, émanant d’un spécialiste des gaz comprimés, Fritz Haber. Plutôt que de transporter les toxiques à l’aide de munitions d’artillerie, il proposait de lâcher directement des dizaines de tonnes de toxiques depuis les lignes allemandes, et de laisser le vent transporter le nuage de gaz formé vers les lignes ennemies. En effet, depuis le mois de décembre 1915, ol avait orienté ses recherches vers l’émission de chlore gazeux, produit disponible à faible coût et en grande quantité en Allemagne. Des premiers essais furent entrepris au début de 1915 pour déterminer les conditions optimales au lâcher de gaz. En effet, il fallait réunir de nombreux facteurs pour la réussite de l’opération et l’émission de la vague demandait qu’ils soient tous favorables. Si le sens du vent et sa régularité étaient essentiels, sa vitesse était aussi primordiale : trop faible, il exposait les agresseurs à de dangereux retours de gaz ; trop forte, la vague se dispersait trop rapidement. La température de l’air et du sol exerçait également une grande influence. Ceci impliquait donc la présence de stations météorologiques situées à proximité de l’endroit prévu pour l’attaque, ainsi qu’une étude approfondie du site.
Le chlore proposé par Fritz Haber offrait de multiples avantages. Ses propriétés physico-chimiques le rendaient particulièrement adapté au moyen de dispersion proposé. Présentant un point d’ébullition bas (-33 °C), il s’évaporait des cylindres sous pression en formant un épais nuage verdâtre collant au sol, s’introduisant dans les tranchées et les moindres recoins des positions ennemies (sa densité par rapport à l’air est de 2,5). Non persistant, il autorisait la poursuite de l’action rapidement après l’attaque, permettant de s’emparer des positions atteintes par le nuage toxique. Enfin, il était disponible immédiatement et en grande quantité grâce à la production de l’industrie chimique allemande, pour un coût extrêmement bas.
Front d’émission
Saillant d’Ypres, Langemark-Steenstraat.
Date
22 avril 1915. Vers 17h30
Largeur du front d’émission
6 kilomètres
Densité
25 tonnes/kilomètre.
Gaz utilisé
Chlore, 150 tonnes
Pertes
Le chiffre est encore contre versé aujourd’hui.
Décès
4200 disparus dont au minimum 2500 morts.
Pour plus d’informations sur cette attaque, voir Prélude à la guerre chimique ; la page aborde les événements de la période 1900 jusqu'à la seconde bataille d'Ypres, le 22 avril 1915.
Elle fut la première attaque chimique d’envergure menée et reste encore aujourd’hui, emblématique de cette forme particulière du conflit qu’est la guerre chimique. Elle est souvent citée comme étant la première utilisation de l’arme chimique, pourtant nous avons vu que cela est faux. Il est d’ailleurs paradoxal de noter que cette attaque si symbolique de la Première Guerre mondiale, est finalement particulièrement mal connu et très souvent relatée de façon erronée.
Le premier point d’ombre, qui persiste encore aujourd’hui, est l’objectif retenu par l’OHL et Falkenhayn qui, comme pour la bataille de Verdun, s’est toujours défendu d’avoir voulu mener une opération offensive avec pour but la prise de la ville d’Ypres. Il est vrai que l’objectif recherché par l’Allemagne en ce début d’année 1915, était de remporter une victoire sur l’armée russe sur le font Est et que le front Ouest n’avait qu’une vocation défensive. Mais l’ensemble des évènements laissent cependant à douter que cette attaque n’avait que pour but de faire un test de l’arme chimique. Au total, six opérations de lâcher de gaz vont se succéder et les actions offensives se poursuivront sur un mois, avec finalement des pertes s’élevant à plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Pourquoi cet acharnement si l’opération se voulait un simple test probatoire ? Pourquoi avoir choisi un site aussi peu propice mais tant symbolique ? Ces questions ne sont toujours pas élucidées de nos jours.
Le choix du site fut arrêté avant la fin du mois de janvier 1915. Au début de janvier, Falkenhayn et son état-major consultèrent les commandants de chaque armée en vue de déterminer le site le plus propice à une attaque par vague gazeuse. A l’exception du Duc Albrecht de Württemberg, commandant la IV armée devant Ypres, tous refusèrent. Le choix de l’OHL, en accord avec le chef d’état-major de la IVe armée, le général Ilse, se fixa donc sur la région d’Ypres. Depuis l’inondation volontaire des plaines s’étendant de la Mer du Nord à Ypres le 27 octobre 1914 pour soulager les troupes franco-belges, le contact des troupes belligérantes était rompu dans toute cette région et elles se faisaient face à face à nouveau dans la région d’Ypres. Les collines d’Ypres constituaient alors la clef de voûte de la défense alliée sur le front Nord. Elles étaient le point d’appui capable de s’opposer à toute avancée des troupes allemandes et assuraient ainsi la protection des villes de Boulogne, Calais et Dunkerque. Sans leur possession, il était impossible de conquérir le terrain constituant le saillant d’Ypres, un objectif stratégique depuis le début du conflit. Et en ce début d’année 1915, sa réduction devient une priorité pour raccourcir les lignes et permettre le transfert d’unités vers le front oriental en Galicie.
Le 25 janvier 1915, le général Bertold von Deimling, chef du XVe corps d’armée allemand positionné sur le long du saillant d’Ypres, fut convoqué par Falkenhayn, au Grand quartier général installé dans la préfecture de Mézière. Ce dernier l’informa que son secteur avait été choisi pour la mise en place d’une arme nouvelle, les gaz de combat. « Je dois avouer que la mission d’empoisonner l’ennemi comme on empoisonne des rats eut le même effet sur moi que sur tout soldat qui se respecte : cela me dégoûta. (…) Si ce gaz empoisonné rendait possible la capture d’Ypres, elle nous permettrait peut-être de remporter une victoire qui déciderait du sort de la campagne. Face à un objectif aussi grandiose, il faut mettre les objections personnelles de côté ». Ce choix, certainement judicieux en regard de la valeur symbolique de l’objectif, ne semblait pas remporter l’adhésion de l’ensemble des officiers de l’état-major. De nombreuses réticences se faisaient sentir au sein du haut commandement allemand, conservateur et opposé par principe à l’idée de l’utilisation d’une arme nouvelle, proposée et développée par des chimistes civils. Ainsi, le premier essai d’utilisation du procédé de vague gazeuse devait constituer une expérience probatoire destinée à évaluer le potentiel de cette arme nouvelle. Il ne serait donc pas associé à une attaque d’infanterie importante. Le choix du site, Ypres, qui représentait un symbole de la cause alliée où de nombreux Anglais et Français étaient morts lors de la tentative de percée allemande du 10 au 22 novembre 1914, posait un problème d’ordre météorologique. On y observait des vents dominants qui semblait s’opposer à l’opération allemande, ou du moins la rendre plus délicate. Dès la fin de janvier, des pionniers furent entraînés au maniement des cylindres de chlore, au camp militaire de Wahn en Rhénanie. Ces bataillons n°35 et 36 resteront des spécialistes des attaques au gaz tout au long de la guerre et seront constamment entraînés et formés à l’utilisation des nouveaux engins à gaz allemands. Leur commandement fut assuré par le colonel Otto Peterson. On trouvait dans leurs rangs de nombreux scientifiques et spécialistes, militaires ou même civiles. Haber utilisa le système de conditionnement du chlore mis au point par les ingénieurs de la BASF. Celui-ci était stocké sous forme liquide, à l’intérieur de cylindres gainés intérieurement de plomb ; il suffisait d’y ajouter un tuyau, plongeant au fond de la bouteille qui, par l’intermédiaire d’une soupape, libérait le chlore liquide à l’extérieur, se transformant alors en gaz. Pour préserver le secret de l’opération, aucun essai d’envergure ne fut réalisé. Les essais permirent de déterminer la concentration de chlore nécessaire et la vitesse à laquelle les cylindres devaient être ouverts. Une répétition générale fut menée le 2 avril sur le terrain d’entraînement de Beverloo, au cours de laquelle Haber et Bauer furent accidentellement intoxiqués.
Le projet initial était grandiose ; l’attaque devait être menée sur un front de 23 km, avec une concentration de l’ordre de 30 tonnes par km, soit près de 700 tonnes de gaz. 6 000 cylindres de l’industrie, d’une contenance de 40 kg furent réquisitionnés et 24 000 unités supplémentaires de cylindres plus manœuvrable, d’une contenance de 20 kg, furent mis en fabrication. Les travaux commencèrent à la fin du mois de février. Il fallait creuser des cavités pour enterrer les cylindres de chlore sous le parapet de la tranchée ; les cylindres pesant plus de 80 kg, et cela de nuit, sans bruit, pour ne pas éveiller l’attention de l’ennemi situé à parfois à peine 50 m de là. Les travaux furent achevés vers le 10 mars, mais le commandement réalisa alors que le secteur était particulièrement mal choisi. Les tranchées serpentaient de telle façon que cela laissait craindre un retour de gaz dans les lignes allemandes. Il fut ainsi décidé de créer un deuxième secteur d’attaque, au nord du saillant, près du village de Langemarck, en face du secteur français. Le 5 avril, les travaux commencèrent et s’achevèrent le 11. 1 600 cylindres de grande capacité et 4 130 de petit modèle (soit près de 150 tonnes) furent répartis sur 7 km de front, pour une densité de chlore ramenée à 21 t/km (contre 30 dans le projet initial). Les cylindres furent groupés par batterie de dix avec une seule pipe d’éjection.
Contrairement aux ambitions du général Bertold von Deimling, chef du XVe corps d’armée allemand, qui plaçait dans l’utilisation des gaz de combat l’espoir d’une rupture du front et la prise de la ville d’Ypres, l’objectif des troupes allemandes fut revu nettement à la baisse pour des raisons qui semblent encore aujourd’hui peu compréhensibles. L’objectif retenu par Falkenhayn reste par ailleurs encore de nos jours, assez mystérieux. Von Deimling précise pourtant le 25 janvier 1915, lors de son entretient avec Falkenhayn, que l’objectif désigné est nettement la prise d’Ypres et que cette victoire pouvait décider du sort de toute la campagne. L’acharnement avec lequel les Allemands poursuivront la bataille dans les semaines qui suivirent semble donner raison à Von Deimling. Et pourtant, Falkenhayn écrivit après la campagne que, tout comme à Verdun l’année suivante, son but n’était pas la prise de la ville. Alors pourquoi a-t-il maintenu une offensive aussi coûteuse en vie humaine pendant plusieurs semaines ? Pourquoi avoir choisi de frapper précisément à la jonction des armées françaises et britannique, sachant que c’était effectivement le moyen le plus sûr de désorganiser les armées alliées ? Pourquoi surtout avoir choisi le site de la ville d’Ypres, symbole de la cause alliée, où de nombreux Français et Anglais étaient tombés l’année précédente devant les troupes allemandes, si ce n’était pas dans l’espoir de prendre la ville et de frapper fort l’opinion publique ? Falkenhayn n’a-t-il pas cherché une fois de plus à masquer à postériori ses défaites en limitant l’ampleur supposée de ses objectifs ?
La grandiose opération initialement projetée fut bientôt finalement à un projet bien moins important, un simple test dont on attendait un succès local. Le 26e corps de réserve en charge de l’opération avait pour objectif de s’emparer des crêtes le long de la ligne Boezinge-Pilckem-Langemarck-Poelcapelle pour s’y retrancher. La conquête de ces hauteurs devait forcer les Alliés à abandonner tout le saillant d'Ypres, espérait-on. Il n’était donc plus question d’exploiter le résultat que ne manquerait pas de produire la nouvelle arme ; la prise de la ville d'Ypres n'était plus l'objectif de cette offensive. L’OHL était par ailleurs extrêmement confiant, s’étend fait assurer que les Alliés ne disposeraient jamais du potentiel de l’industrie chimique allemande et ne pourraient pas riposter par un moyen identique avant plusieurs années, voir jamais.
Malgré toutes les mesures de discrétion prisent, des informations finiront par filtrer jusqu’au Grand quartier général français. Plusieurs rapports de déserteurs allemands avaient annoncé l’attaque allemande. L’un d’entre eux, émanant de l’interrogatoire d’un prisonnier du 234e régiment d’infanterie (August Jäger), daté du 14 avril 1915, était particulièrement précis : il annonçait l’attaque pour la nuit du 15 au 16, expliquait le dispositif de mise en place des bouteilles dans tous ses détails, et le prisonnier remit même une compresse de coton imbibée de solution neutralisante, en expliquant que ce modèle avait été distribué à toute la troupe en vue de l’attaque. Ce même type de bâillon sera retrouvé sur plusieurs soldats capturés, dont les explications seront les mêmes. Par ailleurs, des civils Belges signalaient aux autorités françaises que les Allemands faisaient fabriquer des compresses de tulle dans le but de se protéger contre des gaz. Le 16 avril, les Anglais, en attaquant au sud-est d’Ypres, recueillirent des prisonniers affirmant qu'il se trouvait des cylindres de gaz dans leurs tranchées. Plusieurs hommes pourront vérifier ces informations en se rendant sur place. Le 17 avril, un communiqué allemand déclarait : « Hier, à l’est d’Ypres, les Anglais ont encore employé des obus et des bombes de gaz asphyxiants. ». Il s’agissait d’un procédé d’intoxication dont le but est de justifier la prochaine attaque aux gaz comme une réplique à cette imaginaire attaque anglaise. Enfin, les Alliés interceptaient toute une série de communications TSF près d’Ypres, faisant état de l’inquiétude au sujet des vents, de leurs directions et des conditions météorologiques. Ces messages étaient pour la plupart émis par un capitaine du nom de Haber. Et malgré toutes ces informations concordantes, personne, chez les Alliés, n’aura été capable de mesurer à temps l’importance de ce qui se préparait en face.
Le jour de l’opération fut fixé le 15 avril, semble-t-il dans la hâte, des troupes devant être rapidement retirées du saillant pour être dirigées vers le front de l’Est. L’opération, pour des raisons météorologiques, fut repoussée jusqu’au 22 avril. Cette journée fut une radieuse journée ensoleillée de printemps. L’attaque devait concerner tout le secteur français, du village de Steenstraat à celui de Langemark, soit un secteur de 6 km de long. Dans l’après-midi, un feu intense fut déclenché par les artilleurs allemands sur le saillant, à l’aide d’obus explosifs et d’obus chargés en T-Stoff. A 17h10, un tir de fusées lumineuses rouges s’éleva dans le ciel et les pionniers ouvrirent les bouteilles. Un nuage verdâtre s’éleva des lignes allemandes, accompagné d'un sifflement et 149 tonnes de chlore furent déversées en quelques minutes, depuis Steenstraat jusqu’à l’est de Poelcappelle, et le nuage emporté par le vent se dirigea vers les lignes françaises. Les troupes des 45e et 87e divisions qui occupaient les lignes françaises furent anéanties en quelques minutes. L’effet du nuage fut effroyable, la panique indescriptible. Le lieutenant Jules-Henri Guntzberger, commandant la 2e compagnie du 73e R.I.T., se trouve alors à son poste de commandement, situé à 70 ou 80 mètres des tranchées avancées allemandes. « J’ai vu alors un nuage opaque de couleur verte, haut d’environ 10 mètres et particulièrement épais à la base, qui touchait le sol. Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués (…) et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements très violents à la gorge et aux yeux (on observe une irritation oculaire avec le chlore qu’à de très fortes concentrations), battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. Nous avons dû alors nous replier, poursuivis par le nuage. J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là, les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir ». Le médecin aide-major Cordier, du 4e bataillon de chasseurs à pied, fait une remarquable description des symptômes de l’intoxication : « La première impression ressentie est la suffocation, avec brûlure des muqueuses du nez, de la gorge et des bronches. Une toux douloureuse s’ensuit, avec affaiblissement général des forces. En général, les vapeurs ne provoquent pas les larmes. Beaucoup subissent les effets d’un empoisonnement violent : maux de tête, vomissements qui vont jusqu’au sang, diarrhée. Il s’ensuit, pendant plusieurs jours, une courbature générale et d’une grande dépression, avec bronchite plus ou moins violente ».
Le front fut crevé en moins d’une heure, mais les troupes allemandes ne purent exploiter le succès, faute de renforts, et durent s’enterrer sur place une fois la nuit tombée, laissant les unités françaises reprendre pied et organiser les premières contre-attaques. Les troupes allemandes avaient progressées au centre du secteur de près de 4 km, faisant 1800 prisonniers et capturant 55 canons et 70 mitrailleuses. Mais sur ses ailes, l’attaques fut stoppée grâce à une résistance acharnées des troupes françaises.
Le nombre des pertes suite à cette journée tragique du 22 avril est aujourd’hui soumis à de nombreuses controverses et les chiffres les plus fantaisistes circulent encore. Le bilan est pourtant assez facile à estimer. Les JMO de la 87e Division Territoriale du général Roy, des 73e et 74e RIT, ceux de la 45e Division algérienne du général Quiquandon, de sa 90e brigade avec les 1er tirailleurs de marche et le 1er bataillon d’Afrique sont relativement explicites. Le 74 RIT, qui sembla accuser les pertes les moins importantes (environ plus du tiers de son effectif), eut 10 tués, 61 blessés et 792 disparus. La 87e DIT ; dont le 74e RIT faisait partie, 55 tués, 139 blessés et 2398 disparus ; son JMO relate : « La plupart des officiers sont tous tombés, les hommes sont tous hébétés, à demi asphyxiés ». La 45e DI rapporta plus de 60% de pertes sur les hommes présents en premières lignes, près de 1800 disparus ; « il est impossible d’évaluer les pertes réelles, mais sans exagérer, on peut les estimer à environ soixante pour cent de l’effectif ». Ainsi, en évaluant seulement les pertes des hommes exposés en premières lignes, on peut avancer qu’il y eu au minimum 4200 disparus. Près de 600 gazés se sont repliés dans les lignes françaises et environ 650 hommes sont mis hors de combat du côté canadien. Les Allemands indiquèrent avoir fait 1800 prisonniers dont plus de 200 grands gazés dont certains décédèrent. Ainsi, a minima, on peut évaluer les pertes françaises à 2500 morts le premier jour. Pour prendre conscience des proportions des pertes, nous citerons encore quelques exemples : le premier bataillon du premier Régiment de Tirailleurs de marche, passe d’un effectif de 800 hommes à 149, le deuxième bataillon perd 464 hommes, le premier Bataillon de Marche d’infanterie d’Afrique se retrouve à un effectif de 297 hommes sur 884 avec près de la moitié de son effectif tué (417 hommes tués à l’ennemi).
Le nombre de blessés est beaucoup plus difficile à estimer ; le nuage fit des victimes plusieurs kilomètres en arrière des lignes, dans les deuxième et même parfois troisièmes positions. La mortalité, dans ce genre d’intoxication décrois en quelques jours mais perdure encore au-delà de vingt-quatre heures; ainsi, de nombreux gazés décéderont encore plusieurs jours après leur exposition au brouillard de chlore. On note cependant, à la lecture des archives des unités exposées, un nombre de cas peu importants par rapport à l’effectif ayant subi l’effet du chlore. Ainsi, le deuxième bis Régiment de marche de Zouave, exposé en deuxième ligne, se retrouve mêlé aux combats et lutte contre la pression des troupes allemandes. Il perdra plus de mille hommes en quelques heures, 500 disparus, 138 morts et 682 blessés. Les effets se font ressentir bien au-delà de 2 kilomètres devant les lignes. Le capitaine d’artillerie Chadebec de Lavalade se trouve alors à Boesinghe, à deux kilomètres des lignes allemandes : « Une odeur assez forte, qui me parût être celle du chlore, se répandit autours de nous. Puis, mon poste fut violemment bombardé avec des obus d’une nature spéciale, répandant une odeur extrêmement violente, qui rappelait celle du formol (il s’agit sans aucun doute d’obus T au bromure de xylyle). Je me trouvai fortement incommodé, et un homme, s’effondrant auprès de moi, fut pris de vomissements pénibles (…). A une heure du matin, je ne cessai de tousser et n’en pouvant plus, je me fis conduire à l’ambulance divisionnaire, suffocant complètement ».
Ces attaques sont de moindre envergure que celle du 22 avril.
L’expérience probatoire, objectif de l’attaque désigné par Falkenhayn, semblait avoir été concluant. Les Allemands furent même particulièrement surpris de l’efficacité de leur moyen offensif chimique. Mais l’expérience ne devait pas s’arrêter là et plus de six opérations de lâcher de gaz eurent lieu dans les semaines suivantes, sur le saillant d’Ypres, ce qui semble par ailleurs discréditer les allégations de Falkenhayn sur ses intentions ; pourquoi poursuivre cette offensive et continuer d’utiliser la nouvelle arme une fois le test effectué ?
Le 24 avril au matin, environ 15 tonnes de chlore sont lâchées dans le secteur de Saint-Julien, à l’est d’Ypres, sur des unités canadiennes. Seulement 15 tonnes de chlore furent utilisées à cette occasion, pour des résultats peu probants. Car cette fois, même si beaucoup d’hommes furent surpris dans leur sommeil, les premiers moyens de protection avaient été diffusés et l’attaque fut beaucoup moins meurtrière. Les hommes utilisèrent, pour se protéger des gaz, des morceaux d’étoffe imbibés de bicarbonate de soude ou même d’urine. D’autres émissions de chlore eurent lieu durant la période du 22 au 27 avril, souvent de faible envergure et rarement suivies d’attaque d’infanterie. Le sous-lieutenant Maurice Lacroix, du 66e d’infanterie témoigne : « Le 27 avril, je faisais partie d’une colonne d’attaque chargée de reprendre les tranchées perdues le 22. Nous nous battions depuis midi, quand, à deux heures, au moment où nous chargions à la baïonnette, un nuage épais et verdâtre s’est élevé des lignes allemandes, nous obligeant à cesser notre offensive et à nous coucher. Vers quatre heures, nous avons chargé de nouveau ; à ce moment, de nouvelles vapeurs sont encore sorties des tranchées ennemies, en même temps qu’une grêle d’obus asphyxiants s’abattait sur nous. Je suis tombé, étouffant et pris de vomissement avec filet de sang ».
Le 1 mai, ce furent les troupes britanniques qui subirent un lâcher de 40 tonnes de chlore, faisant 227 morts et 2400 blessés ; l’opération fut un échec car le vent changea subitement de sens et la prise de la colline 60, objectif des forces allemandes, échoua. L’opération fut renouvelée dans la nuit du 5 au 6 mai et fut cette fois ci couronnée de succès. Le 10 mai, dans le même secteur, un nouveau nuage s’éleva des lignes allemandes, probablement dans le but de vider les cylindres restants.
Enfin, le 24 mai, une nouvelle attaque à lieu, toujours dans le secteur d’Ypres. Cette dernière opération débuta à 2h45 dans la nuit du 24 mai, en ouvrant des bouteilles nouvellement installées au sud-est de Frezenberg. Les troupes britanniques en place souffrirent particulièrement des différentes déchargent de gaz qui se succédèrent jusqu’au petit matin, précédant un assaut important de l’infanterie.
La situation fut alors stabilisée et la bataille s’acheva après plusieurs semaines de combats. Malgré un gain de territoire important, la ville d’Ypres était toujours aux mains des alliées. L’arme chimique avait montré son potentiel à briser la résistance ennemie ; l’essai probatoire semblait concluant et les partisans de l’utilisation de cette arme nouvelle, nourrirent à nouveau l’espoir d’une percée du front grâce aux gaz. Et pourtant, les possibilités de percée des vagues gazeuses s’étaient évanouies en même temps que le nuage de chlore se dissipait sur le saillant d’Ypres. L’élément indispensable à la réussite de ce type d’opération, c’était la surprise. Ainsi, une fois le procédé dévoilé et les premiers moyens de protections adoptés, les gaz avaient perdu une grande partie de leur potentiel. Ne pas avoir conduit une offensive majeure à Langemarck, pour jouer de l’effet de surprise, fut une erreur monumentale. Fritz Haber, devait déclarer par la suite : « Le commandement militaire reconnu après coup que, si l’on avait suivi mes conseils et préparé une attaque de large envergure, au lieu de faire à Ypres une expérience vaine, l’Allemagne aurait gagné la guerre». Ce sentiment fut partagé par de nombreuses personnalités, comme le colonel Bloch qui écrivit : « On ne peut, sans émotion, imaginer ce qui fut advenu, si, à la place d’une simple expérience, les Allemands avaient réuni les éléments d’une grande offensive. Cette erreur est comparable à celle que commirent les Anglais lors de l’emploi prématuré de leurs tanks en engageant quelques pièces seulement, divulguant ainsi le secret au lieu d’attendre que ces engins fussent en nombre suffisant pour appuyer une action décisive ».
Ci-dessus : deux rapports anglais sur l'attaque du 24 mai 1915 par vague de chlore sur les troupes britanniques. Bien qu'émanant de deux médecins militaires et étant particulièrement précis sur les effets observés des substances utilisées, on perçoit la difficulté de caractériser avec précision la nature des substances employées.
Simultanément à ces attaques, l’état major allemand semblait déjà préparer plusieurs opérations par vagues gazeuses sur le front oriental. Avant même que l’attaque sur Ypres soit lancée, une autre opération de lâcher de gaz était en préparation sur le front oriental, au mois d’avril 1915. En ce début d’année 1915, c’est sur ce front que l’Allemagne entendait forcer une décision militaire. Les Pionniers furent dépêchés sur le front oriental de Pologne, au sud-ouest de Varsovie.
La première opération eu lieu le 31 mai 1915 dans le secteur de Bolimòw. Le chlore fut lâché sur près de 12 km de front, sur les troupes russes, sans résultats probants. Une opération similaire fut conduite le 12 juin sur un front de 6 km le long de la rivière Bzura, permettant aux troupes allemandes de progresser de quelques kilomètres.
Au début du mois de mai, le professeur Haber et le tout nouveau 36e Régiment de pionniers furent dépêchés dans la région des Carpates, mais durent finalement se résigner à annuler l’opération en raison de la topographie du terrain. Le 36e régiment de pionnier fut alors rattaché à la IXe armée et se rendit en Pologne, à 50 km au sud ouest de Varsovie. La première opération eut lieux dans la région de Bolimòw, le 31 mai, où 264 tonnes de gaz furent utilisées contre l’infanterie Russe, sur un front de 12 km (22 tonnes par km). Elle infligea des pertes sérieuses aux armées russes (9000 hommes dont 1200 décès), mais au regard des résultats attendus, elles fut considéré comme un échec par les Allemands, qui essuyèrent 374 pertes et 54 gazés qui ne possédaient pas de protection, après un changement de direction du vent.
Puis, le 12 juin, une nouvelle attaque eut lieu le long de la rivière Bzura, dans le même secteur, sur un front de 6 km. Dès le début de l’opération le vent changea de direction pour revenir sur les lignes allemandes, provoquant une véritable panique chez les assaillants. Le vent finit par revenir dans sa direction de départ et permit un gain de plusieurs kilomètres. Les Allemands perdirent 1100 hommes dont 350 avaient été intoxiqués.
Le 6 juillet, deux nouvelles émissions avec plus de 180 tonnes de chlore eurent lieu entre Humin et Borzymov, mais cette fois ci encore, le vent changea de direction et ramena le nuage mortelle vers les lignes allemandes, qui eurent à déplorer plus de 1450 intoxications dont 138 décès. Deux attaques simultanées produisirent des résultats catastrophiques pour les troupes allemandes qui furent intoxiquées par un changement de direction du vent.
Contrairement aux attentes des stratèges allemands, ces trois opérations se révélèrent toutes comme des échecs. Les troupes russes étaient extrêmement mal protégées mais l’arme chimique n’avait permit que d’infliger des pertes aux forces adverses. Les vagues gazeuses étaient totalement tributaires des conditions météorologiques et semblaient impossibles à coordonner avec une offensive de l’infanterie.
Le 6 août, une opération d’une ampleur encore inconnue, utilisant des concentrations de gaz très importantes, fut menée sur la forteresse russe d’Osowiece au nord-est de Varsovie, sans résultats notables. Cette opération fut planifiée pour tester la capacité de l’arme chimique à réduire une fortification. A cette occasion les pionniers installèrent 12 300 cylindres, soit 220 tonnes de chlore, sur un front de près de 4 km, soit une concentration exceptionnelle de 55 tonnes par km. Le 6 août, à 4 heures du matin, les cylindres furent ouverts et le vent porta le nuage formé vers les lignes russes. Mais les fantassins russes qui s’attendaient à cette attaque, allumèrent d’immenses feux devant la forteresse qui dispersa en partie le nuage de gaz et réduisa fortement ses effets.
La nature du gaz utilisé lors de ces opérations est encore incertaine. Les enquêtes françaises, sous la direction de Mr Vinet, postérieures au conflit suggérèrent que le chlore fut additionné d’une partie de phosgène, suite aux déclarations de certains chimistes allemands après 1919, déclarations par ailleurs fortement douteuses.
Le phosgène est un gaz nettement plus toxique que le chlore et contre lequel il est plus difficile de se protéger ; les premiers moyens de protection diffusés permettaient de se prémunir contre les effets du chlore, mais absolument pas contre ceux du phosgène. Le phosgène est extrêmement insidieux et dans une atmosphère contaminée, un homme peut s’intoxiquer mortellement sans s’en rendre compte. Son odeur est douce et mal identifiable. Plus lourd que l’air et le chlore, il aura tendance, encore plus que ce dernier, à s’accumuler dans les dépressions du terrain. Un mélange chlore phosgène est donc bien plus toxique que le chlore pur et surtout, il présente un intérêt tactique notoire contre des troupes équipées de simple protection à l’hyposulfite. Seulement, ce n’était pas encore le cas des troupes russes et surtout, il est également extrêmement dangereux pour ceux qui le manipulent. Il est ainsi impensable de l’utiliser comme moyen offensif et de faire suivre le nuage par des fantassins qui ne sont pas équipés de protections respiratoires adéquates. Le moindre retour de vent ou le moindre repli de terrain dans lequel le gaz aurait pu stagner représenterait un danger mortel pour les troupes assaillantes. La manipulation et le stockage des cylindres de gaz est également très complexe et nécessite de porter en permanence une protection respiratoire, puisque la moindre fuite peut être fatale au personnel, sans aucun signe d’alerte.
Les troupes allemandes ne disposeront pas de moyen de protection respiratoire efficace contre ce gaz avant l’année 1916. Il est donc très peu probable qu’il ait été utilisé sur le front Russe en 1915, sauf peut être à l’occasion de quelques essais. Par ailleurs, la majorités des opérations chimiques menées sur le front occidental et jusque l’année 1916, ne comporteront que du chlore. Les service chimiques français ne l’utiliseront dans leurs vagues qu’à partir de la fin de l’année 1916. Il semble donc qu’il faille être extrêmement circonspect face aux conclusions des rapports de Vinet et à l’ensemble des sources qui reproduisent ces erreurs jusqu’aujourd’hui. Par ailleurs, le premier rapport de Mr Vinet qui relate succinctement les opérations chimiques allemandes est parfois erroné. Edouard Vinet fut limité à pouvoir simplement interroger les responsables des services chimiques allemands sans avoir accès, en dehors des archives de production des industriels, aux archives écrites. Les responsables lui indiquèrent ainsi que les bouteilles furent systématiquement emplies d’un mélange de chlore, de phosgène et de chloropicrine, ce qui est faux, la chloropicrine n’ayant jamais été retenue par les services chimiques allemands pour l’utilisation dans les vagues gazeuses, sauf à une exception.
A chaque fois, les protections rudimentaires utilisées par les troupes russes, pour se prémunir des effets du chlore, semblèrent suffisamment efficaces pour réduire à néant les velléités offensives des troupes allemandes. En définitive, les résultats tactiques de ces opérations dont l’OHL attendait beaucoup, furent quasiment nuls.
Perthes-les-Hurlus, secteur de la 15e D.I.
5 octobre 1915
?
Bromure de benzyle
3
1
Les propriétés offensives des vagues gazeuses au chlore semblèrent largement diminuées par la distribution des premiers moyens de protection. Depuis le mois d’août 1915, les troupes françaises étaient progressivement équipées des premiers appareils de protection polyvalents, qui protégeaient donc du chlore et de certains lacrymogènes. Cependant, la protections des yeux contre ces derniers n’étaient pas encore satisfaisante.
L’utilisation de substances lacrymogènes sur les troupes françaises ayant donné quelques résultats durant les derniers mois, les Allemands se hasardèrent à utiliser du bromure de benzyle sous forme de vague gazeuse. C’est la seule attaque par vague connue avec cet agressif. De retour sur le front occidental, les Gaspionniers planifièrent l’opération qui devait se dérouler en Champagne, dans le secteur de Perthes-les-Hurlus, sur le front de la 15e D.I..
Le 5 octobre 1915, le vent était faible dans ce secteur, lorsque vers 21h00, s’éleva des lignes allemandes et dans la direction de la butte du Mesnil, une grande lueur rouge pendant quelques minutes. Rapidement, un nuage épais apparu et arriva sur Perthes. La première ligne de tranchées françaises ne fut presque pas atteinte. Des prélèvements ont été réalisés à Perthes et permettront de caractériser le bromure de benzyle, probablement émis en étant vaporisé par la chaleur (ce qui expliquerait la lueur rouge apparue peu de temps avant le nuage). 3 soldats furent assez sérieusement intoxiqués ; l’un d’entre eux décédera 2 jours plus tard. A l’autopsie, on retrouvera un congestion des voies respiratoires et un œdème pulmonaire. Les résultats furent quasiment nuls, ce qui paraissait prévisible. On peut s’interroger sur les effets attendus de cette opération, le bromure de benzyle étant peu toxique et retenu en partie par les appareils de protection français en usage à cette époque. A l’inverse, les troupes allemandes ne disposaient pas de protection contre cette substance et s’exposaient, en cas de changement de direction de vent, à une situation périlleuse.
Deux semaines plus tard, une nouvelle opération fut déclenchée, toujours en Champagne où l’essentiel des opérations chimiques de l’automne 1915 seront concentrées.
Le 19 : de la butte de tir de Reims à l’est de Prosnes.
19-20 octobre 1915
12 km
23 t/km
Chlore, 276 tonnes (pour le 19)
3851 intoxiqués (4200 pour les rapports de Flandin et Kling) selon le médecin inspecteur Pauzat.
562 morts (3.1%)
Selon le rapport du médecin inspecteur Pauzat, 15 000 hommes ont été soumis à la vague le 19 et 8 à 9000 à celle du 20, dont la plupart avaient subis celle de la veuille. On dénombrera 19,8% d’intoxiqués. La plupart de ces hommes étaient équipés de masque P2 à trois compresses. Pour un tiers, de bâillons ricinés, de demi-cagoules ricinés (masque de la IVe armée), et de bâillons à l’hyposulfite.
L’analyse des viscères des hommes décèdes, les autopsies et l’analyse des appareils de protection ayant été utilisés permet de caractériser la présence de chlore seul dans la vague, et l’utilisation d’obus chargés en palite et en monobromacétone. On retrouvera trace également d’obus T de 150 à bromure de benzyl.
Détails de l'opération :
Le matin du 19 octobre 1915, à 7 heure 05 du matin, les Allemands libéraient plusieurs nuages de chlore, du bois de la Pompelle jusqu’au secteur de Prosnes, au sud-est de Reims, sur un front d’une dizaine de kilomètres, touchant la 4e et la 5e armée française. Il semble qu’il y ait eu 3 vagues successives, espacées de 20 minutes chacune, émise à environ 200 mètres des lignes.
La vague gazeuse se présenta sous forme d’une nappe transparente. Le dégagement gazeux dura, à chaque fois, près de dix minutes, durée relativement courte, ce qui signifie que le débit de ce dégagement et par conséquent la quantité de gaz émis, ont dû être considérables. Les effets se firent ressentir jusqu'à dix kilomètres en arrière.
Le médecin principal Dopter, le docteur Flandin, puis Kling accompagné du médecin aide-major Leclercq[2], furent envoyés sur place afin de se renseigner sur l’efficacité des moyens de protection préconisés par la Section de protection et réalisés par le Matériel chimique de guerre. Des projectiles de minenwerfer de 170 mm, du premier et du deuxième type, furent tirés sur les premières lignes. Ils contenaient soit de la palite et du chlorosulfate de méthyle ou d’éthyle, soit de la bromométhyléthylcétone. Les hommes qui eurent à subir l’action de ces projectiles furent sérieusement atteints, l’efficacité de ces substances se révélant même localement plus virulente que celle du chlore. En même temps, les tranchées de repli, les routes, les positions de batteries, recevaient quelques obus T lacrymogènes. La durée de la première vague, ou plutôt des premières vagues, fut de 3 à 4 heures. Les hommes sentirent le chlore sans l’avoir vu venir car il y avait un brouillard assez épais ; l’effet de surprise a été maximum et renforcé par la discontinuité de l’émission de la vague. Tous les objets métalliques, et en particulier les armes, furent très fortement oxydés. Les poignées des baïonnettes étaient complètement vertes. L’infanterie allemande attaqua immédiatement après la vague, mais ne put prendre pied dans les tranchées adverses, arrêtée par le feu des mitrailleuses.
Le 20 : de la butte de tir de Reims au secteur des Marquises.
20 octobre 1915
3 km
29 t/km
Chlore, 87 tonnes
Voir ci-dessus
Le 20 octobre, André Kling se rendit sur place en compagnie de Leclercq, pour effectuer des prélèvements de gaz ayant stagnés dans des réduits depuis la veille. Le but de cette enquête était de déterminer si les Allemands additionaient dans leurs vagues d’autres éléments gazeux agressifs que le chlore. Vers quinze heures trente, Kling se trouvait dans les boyaux de communication vers les premières lignes, juste en dessous du fort de la Pompelle, quand soudain, éclata une vive fusillade, suivie peu après par un bombardement énergique des premières lignes. Quelques instants plus tard, le sifflement sinistre et caractéristique, produit par le dégagement gazeux s’échappant des tuyaux, se fit entendre et les hommes se retrouvaient au milieu d’un nouveau nuage toxique. Les Allemands lançaient une nouvelle attaque par vague, dans le même secteur que la veuille, sur un front un peu moins étendu et plus à l’est, au niveau de la ferme des Marquises. Kling et Leclercq se retrouvèrent alors, bien malgré eux, au milieu de la zone d’émission et furent finalement, on ne peut mieux placé, pour observer la vague et ses effets. Le boyau dans lequel ils se trouvaient étant bombardé, ils ne purent se porter en avant, vers les premières lignes, pourtant à quelques centaines de mètres, pour observer dans quelles conditions la vague fut émise des tranchées ennemies. Comble de malchance, Kling n’avait pu se faire remettre d’ampoules destinées au prélèvement de gaz et ne put recueillir d’échantillons. Il décida alors de respirer quelques bouffées d’air vicié, pour déterminer la nature des toxiques utilisés :
« En l’absence de matériel nécessaire à effectuer des prélèvements de gaz, je me suis soumis personnellement à leur action, dans l’espoir de les reconnaître, autant que possible, lors de leur apparition, par leurs caractères organoleptiques et par les effets physiologiques qu’ils produiraient sur mon organisme. C’est au cours de cet examen sur place que j’ai acquis la quasi-certitude que le gaz employé n’était constitué que par du chlore et qu’il ne renfermait vraisemblablement pas d’autre produit tel l’oxychlorure de carbone par exemple, dont les réactions organoleptiques sont caractéristiques ».
En effet, même en concentration extrêmement faible, le phosgène à la propriété d’affecter le sens du goût et lui fait subir une perversion caractéristique. Par exemple, la fumée de tabac prend une saveur détestable et les essences aromatiques (anis, menthe, etc…) un arôme particulier qu’on est sur de reconnaître. Cette réaction organoleptique est encore sensible pendant plusieurs heures à partir du moment où le gaz a été respiré, même pour les sujets qui n’ont été soumis qu’un instant à l’action du phosgène et même quand il est additionné de chlore. Cette caractéristique est sans contredit, au point de vue qualificatif, celle qui se perçoit avant toutes autres et permet d’établir la présence ou l’absence de phosgène dans les vagues gazeuses.
Ayant reconnu la nature du gaz constitutif de la vague, Kling ajusta son tampon P2 et se préoccupa de juger son efficacité :
« Je me suis aussitôt préoccupé d’expérimenter les bâillons polyvalents, du dernier modèle, mis à la disposition des troupes, et d’en déterminer le degré d’efficacité. Mon essai personnel et l’observation des mouvements des hommes, qui circulaient autour de moi dans les boyaux, m’ont prouvé qu’il était fort difficile, au cours d’une attaque, d’ajuster convenablement les bâillons. Même correctement adaptés ils gênent considérablement la respiration et sont inutilisables pour un homme qui se déplace rapidement en effectuant des travaux violents. Enfin, j’ai constaté par moi-même, que dans les conditions de la pratique, ces bâillons protecteurs n’avaient qu’une efficacité relative dans les zones fortement infectées ».
Les conclusions de l'enquête.
La vague était constituée par du chlore et, dans certains secteurs, par un corps producteur de vapeurs épaisses, sans doute pour créer un effet de panique ; elle dura une trentaine de minutes. Elle fut suivie d’une attaque d’infanterie mais les Allemands n’arrivèrent pas jusqu’aux tranchées françaises, sauf en un point où elles avaient été évacuées par un régiment territorial pris de panique. Les troupes allemandes l’évacuèrent d’ailleurs précipitamment, la tranchée étant remplie de chlore en forte concentration. D’une façon générale, les moyens de protection se sont montrés efficaces, cependant, cette vague reste celle qui fit le plus de victimes du côté français, après l’attaque du 22 avril : 4200 hommes furent évacués, plus de la moitié étant gravement atteints, et plus de 750 trouvent la mort dans les attaques du 20 et du 21. Les raisons de ces intoxications sont énumérées dans les différents rapports, et il paraît important de s’y attarder quelque peu :
- Un certain nombre d’hommes n’avaient pas de tampon, l’ayant laissé au cantonnement ou dans leur capote qu’ils n’avaient pas emportée. Ces hommes (60 à 70 personnes) sont tous morts.
- Dans un régiment territorial, beaucoup d'hommes n’avaient que d'anciens bâillons petit modèle, imprégnés d’hyposulfite ; quelques-uns seulement avaient le grand bâillon d’étoupe, à l’hyposulfite. La plus part d’entre eux furent intoxiqués.
- Défaut d’application du tampon. « Il est long et difficile à appliquer correctement » déclareront certains. « Une fois mis, il se déplace sous l’influence de la toux et des mouvements, surtout lorsque l’homme court, fait des efforts, tousse ou parle et donne l’impression d’étouffer. Beaucoup d’hommes ayant soif d’air l’ont soulevé ou arraché ».
- Défaut de protection du tampon. Au bout d’un certain temps, le tampon cesse d’être efficace.
- Devant l’inefficacité plus ou moins réelle du tampon, beaucoup d’hommes auront l’idée de le mouiller, soit avec les solutions d’hyposulfite qui se trouvaient dans les tranchées, soit avec de l’eau, soit avec du vin ou même de l’urine. La sensation de fraîcheur due au liquide, leur donne une impression de bien-être passager, mais le tampon devient rapidement inefficace. En outre, la plus part sont victimes de brûlures superficielles de la face.
- Certains, hommes de troupe et officiers, avaient utilisé, de préférence aux engins réglementaires, des appareils achetés dans le commerce (cagoule de Robert et Carrière, cagoule de Saint-Etienne, demi-cagoule analogue au masque de la 4e armée vendue dans les grands magasins de Paris). Ils n’apportèrent aucune protection.
- La nécessité de soulever le tampon s’impose aux officiers et aux sous-officiers pour commander ; beaucoup d’entre eux seront intoxiqués.
- Certaines cagoules étaient en service. Les hommes qui avaient besoin de voir, de parler ou de se mouvoir, ont dû la retirer car son port devenait insupportable. Ceux qui l’ont échangée pour le tampon, voire pour un linge mouillé, ont eu une sensation de bien-être.
Les pertes furent énormes, mais vraisemblablement toutes dues à la défectuosité des masques protecteurs ou à leur mauvaise utilisation. A la date de l’enquête, la 4e armée dénombrait 3500 évacués et 180 morts. La 5e armée, dont deux régiments de la 60e D.I. avaient subi l'attaque, dénombrait 80 morts et 800 évacués. Au deuxième jour, 4% des évacués étaient décédés, et ce pourcentage atteindra 18%. Tous les rapports (Kling, Leclercq, Flandin et Dopter) sont unanimes ; il n'y a pratiquement aucune intoxication chez les hommes munis d’appareils protégeant contre le chlore, autres que les bâillons (dont la protection n’excédait pas 30 minutes), quand ceux-ci furent correctement appliqués au visage.
Du secteur des Marquises à l’est de Prosnes.
27 octobre 1915
5 km
24 t/km
Chlore, 120 tonnes
1400 au minimum
190 au minimum
D’après les indications données par le Médecin-Major Leclercq, 5 à 6000 hommes auraient été soumis à la vague. 1400 au minimum seront intoxiqués (soit 25%) et 190 au minimum décèderont (soit 3,5%).
Nouvelle attaque à la Pompelle.
Le 27 octobre, alors que Flandin se rendait à nouveau sur les lieux pour procéder à une nouvelle enquête, une nouvelle attaque par vague de chlore eut lieu dans le même secteur, sur un front plus réduit, qu’occupe des fantassins de la 1er brigade du 4e corps d’armée, (appartenant principalement au 225e d’infanterie), et des cavaliers de la 7e division de cavalerie. Au 4e corps, les hommes avaient fait l’expérience de la vague du 19 octobre. Une centaine d’entre-eux furent évacués et le nombre de morts fut très faible. Par contre, les cavaliers venaient de prendre, la nuit même, ce secteur nouveau pour eux. Fatigués, beaucoup dormaient et furent surpris dans leur sommeil. Les hommes avaient touché le tampon P2 la veille, et n’avaient pas été exercé à sa mise en place. Les officiers furent contraint de leur expliquer la manière de l’appliquer, au milieu de la nappe de gaz et dans la panique générale. En dehors de ceux pris dans leur sommeil, beaucoup d’hommes se réfugierent au fond de la tranchée, dans la zone de chlore la plus dense.
On retrouva des grappes d’hommes asphyxiés sur les banquettes de la tranchée. A la division de cavalerie, il y eut environ 600 évacués et plus de 100 morts. La vague ne fut pas précédée par un bombardement comme dans les attaques du 19 et du 20. Déclenchée à 6 heures du matin, elle n’a été suivie d’aucune attaque d’infanterie. Les hommes l’on vu venir sur eux car elle était très opaque et très dense, le chlore ayant été additionné d’un corps fumigène. Ses effets furent ressentis très loin, puisque dans un village situé à plus de douze kilomètres du point d’émission, les habitants virent le ciel s’obscurcir puis furent incommodés. A Châlons même, à près de 30 km en arrière, on perçu nettement l’odeur du chlore.
Après l’échec des vagues du 19 et 20 octobre, il sembla que la tactique allemande d’utilisation de l’arme chimique, amorçait un revirement. Le but de cette attaque n’était pas de percer le front, mais plutôt d’user les réserves en masques de l’ennemi, de le démoraliser et de lui infliger des pertes.
Cette attaque inaugure une technique d’ouverture fractionnée des cylindres.
Entre Forges et Béthincourt
22, 24 et 26 novembre 1915
1 km
Chlore
387, 424 une semaine plus tard.
57 durant l'attaque, 198 si l'on arrête le décompte à début novembre.
L’attaque du 26 au soir à été la plus importante. La vague a été émise dans la vallée du ruisseau de Forges. Elle a été renforcée par un bombardement d’obus chargés en palite dans le secteur compris entre le moulin de Rafécourt et le bois en U, et par un bombardement par projectiles de minenwerfer chargés avec des acétones bromés, ainsi que (selon toute vraisemblance) par des obus à palite, dans la région comprise entre Avocourt et le pont des Quatre-Enfants.
Détails de cette opération :
1 : Bombardement par obus spéciaux sur le 34e R.I.T. (palite?)(uniquement d'après A.Kling).
2 : Bombardement par obus spéciaux sur le 164e R.I. au N.E. de Béthincourt (palite?)
3 : Bombardement par obus spéciaux d'un type nouveau (?).
En rouge : parcourt de la vague.
Après l’échec des vagues du 19 et 20 octobre, il semblait que la tactique allemande d’utilisation de l’arme chimique, amorçait alors un revirement. Le but de cette attaque n’était pas de percer le front, mais plutôt d’user les réserves en masques de l’ennemi, de le démoraliser et de lui infliger des pertes.
Pourtant, le 26 novembre 1915, les Allemands attaquèrent à nouveau par vague gazeuse, au nord-ouest de Verdun, dans la région de Forges et de Béthincourt. Les Français s’y attendaient puisque l'interrogatoire de déserteurs avaient annoncé la mise en action possible des cylindres de gaz récemment installés dans le bois de Forges. D'après ces mêmes renseignements, deux divisions s’étaient massées dans ce bois, prêtes à suivre la vague. Du côté français, on s'était préparé notamment par une distribution de tampons neufs (tampons P2), en augmentant le nombre d'engins de protection et de lunettes neuves et en formant les hommes. Le 25 après-midi, des trains blindés, véhiculant des canons de 200 et de 155 pilonnèrent le bois de Forge.
Le lendemain, 26 novembre, le temps était calme et une légère brise soufflait du Nord-Nord-Ouest ; la température était très basse (-5 à -10° C, elle descendit pendant le nuit suivante jusque -14°) ; le terrain était recouvert d'une couche de neige de 6 cm d'épaisseur.
Tout était particulièrement calme depuis la veille ; aucune fusillade ni de coups d'artillerie. Le matin, à 9h20, des guetteurs aperçoivent très nettement des groupes d'infanterie allemande qui semblent se rassembler.
L'attaque se produisit à la tombée de la nuit, à 17h07, après un bombardement d'obus de gros calibre.
Au 164e R.I., les effectifs étaient faibles en ligne, notamment en raison des fortes pertes des deux mois précédents. On dénombrait seulement 150 hommes en ligne pour la 26e Cie et 160 pour la 28e Cie.
Les sentinelles des têtes de sape sentirent les premières les émanations de chlore et donnèrent immédiatement l'alarme en frappant des douilles de 75mm prévues à cet effet. Une vague de gaz blanc sale, de 3 à 4 mètres de hauteur, s'affaissant en volutes plus denses à mesure qu'elle s'avançait, arriva très vite sur les lignes françaises. Elle paraissait venir de plusieurs points et l'on entendait distinctement le sifflement du gaz sortant sous pression des bouteilles. En même temps, des obus chimiques tombaient à la lisière de Béthincourt.
L'alarme donnée, toutes les dispositions furent prises ; les hommes ajustaient leur masque, fixaient leur baïonnette au canon de leur fusil, allumaient de grands feu sur le parapet et dans la tranchée même, puis tout était arrosé de solution d'eau de chaux et d'hyposulfite. Des fusées lumineuses étaient tirées et des pétards de poudre noire lancés ; l'un d'eux explosait alors dans la tranchée et blessait deux hommes de la 28e Cie du 164e R.I., le sergent Gaillard et l'adjudant Gravier. Au téléphone, le capitaine Ducellier du 164e R.I. fut forcé d'enlever son masque pour parler ; il s'intoxiqua gravement et décéda plus tard. Le gaz recouvrit la position toute entière pendant 25 à 30 minutes, puis il se dissipa lentement et quelques hommes retirèrent leur masque après une heure.
Le calme revenu, une attaque de fantassins ennemis eu lieu au niveau de la tête de sape 807, attaque rapidement maîtrisée.
Sur 310 hommes en ligne, le 164e R.I. dénombra 13 morts, 6 blessés, 148 évacués intoxiqués dont 26 devaient décéder dans les formations sanitaires. A la 28e Cie, 24 morts sur 26 appartenaient à la même section qui occupait la même tranchée, encaissée et très étroite, dans laquelle le gaz s'était accumulé.
Le régiment le plus touché fut le 34e R.I.T. dont l’adjudant Sougeux faisait partie : « A 5 heures du soir, on n’y voyait déjà plus, le service de nuit venait d’être pris et je causais avec le sergent Bonn près de mon abris. Tout à coup, un homme du poste d’écoute de gauche se précipite sur nous, essoufflé : Mon adjudant, les gaz ! En même temps, la nappe arrivait, nappe épaisse, jaunâtre, suffocante, pouvant avoir trois mètres de haut.
- Ca y est, dit Bonn, en se précipitant vers sa section.
- Mettez vos masques ! Aux créneaux !
Tout en ajustant mon bâillon, pendant que la fusillade commence à crépiter, je cours au poste téléphonique, à deux pas de là (…). Pendant que je courais, mon masque s’était déplacé, je respirai des gaz et je tombais… Combien de temps je suis resté étourdi ? Je ne saurais le dire. Mon malaise un peu dissipé, je fis le tour de ma section. Bonn m’avait remplacé. Tout le monde avait fait son devoir. Le tir n’avait pas cessé. Tous, plus ou moins, avions respiré des gaz. Nous étions tous abasourdis et ahuris, souffrant de la tête, de la gorge, de la poitrine. Ce n’était que toux, étouffements, vomissements. Les moins malades s’efforçaient de soigner les autres, mais cinq déjà étaient morts. Je voulus voir alors ce qui se passait à ma droite, à la tranchée Santolini (section Langard). Là, le spectacle était affreux. Pas un homme ne restait debout. Dans la tranchée bouleversée par les obus, les corps gisaient à demi-ensevelis, pêle-mêle avec les équipements et les fusils qui avaient encore la baïonnette au canon ; quelques moribonds râlaient au milieu des décombres ; à son poste, le lieutenant Langard agonisait. En hâte, j’envoyai quelques hommes pour garder ce coin de malheur.
Le 2e bataillon, en réserve à Cumière, monta en ligne renforcer les hommes ayant subi l’attaque :
« A minuit, nous sommes au centre C. La tranchée paraît vide. De loin en loin, un homme veuille derrière un créneau. Des gémissements et des toux rauques sortent des abris. De l’escouade que je relève, il ne reste que le caporal. La nuit est calme. Rien ne bouge. Un homme de la 10e ma raconte l’affaire : la première vague de gaz est arrivée au moment où la plus part des hommes mangeaient dans les abris. Signalée trop tard, elle remplissait déjà la tranchée quand les hommes sont sortis. De là, un certain désarroi, des mesures prises incomplètement, des masques mal mis. Les hommes, selon l’ordre donné, tiraient à outrance par les créneaux, mais beaucoup étaient obligés de lâcher leur fusil pour tousser et s’empoisonnaient ainsi de plus en plus. Ceux qui avaient su mettre leur masque n’étaient pas trop incommodés, mais devaient s’agiter en aveugle : les lunettes de mica n’étaient pas assez transparente » (témoignage du caporal Chailley). Les tampons P2, dont la majorité des hommes était munie, ne conférait qu’une protection limitée contre la palite.
La vague s'était abattue sur le centre D, surprenant les hommes et sans que l'alarme ait pu être donnée. La 11e Cie fut la plus touchée. On dénombrait 40 morts, tous foudroyés par le gaz et 238 évacués. Dans les jours suivants, 46 des intoxiqués devaient décéder.
Au 30 novembre, il fallait ajouter 38 intoxications supplémentaires portant le total à 276 pour le 34e R.I.T.. On dénombrait encore 41 décès dans les formations sanitaires à leur arrivé à Cumières, puis 45 autres décès dans les hopitaux..
Cette attaque fut responsable de 387 intoxications, entraînant 57 décès (35 corps seront trouvés sur place), au soir de l'attaque. Mais au final, c'est 198 victimes du chlore que l'on dénombrait, parmi les 424 intoxications.
L'action des gaz se fit sentir pendant près de 2h30 ; il y a eu trois émissions successives, séparées chacune par 1/2 heure d'intervalle. Chacune des deux premières émission dura de 5 à 10 minutes ; la dernière fut un peu plus longue. Elles furent annoncées toutes trois par un sifflement. La vague déferla surtout sur le centre D, compris entre le bois en U et le moulin de Raffécourt, puis rencontrant le ruisseau de Forges, elle dévia vers l'Ouest, Sud-Ouest, suivie la vallée sur près de 3 km, si bien que ses effets furent ressentis jusqu'au delà de Malancourt, où se trouvaient les troupes de la 29e D.I.. Il parait probable que la vague ait touché également les tranchées allemandes dans cette région ; on entendit du côté allemand les cris de "Gaz! Gaz! " et aucune attaque d'infanterie ne fut tentée par l'ennemi. En même temps, l'artillerie allemande déclencha deux tirs de barrage, l'un à la lisière nord de Béthincourt, l'autre un peu plus en arrière entre le Mort-Homme et Chattancourt.
Au N.O. de Béthincourt (n°2 sur la carte), quelques projectiles spéciaux tombèrent une 1/2 heure environ après la vague. Sur place, des hommes ayant parfaitement bien résisté au chlore grâce à leur masque, et bien qu'ayant encore le masque sur le visage, à la suite d'éclatement d'obus de gros calibre dans leur voisinage, éprouvèrent une sensation de picotement intolérables des yeux suivie de larmoiement, percevèrent une odeur ou plutôt une saveur indéfinissable, désagréable, non aromatique (différente de celle du chlore) et une impression d'angoisse thoracique. Ce bombardement explique le grand nombre d'intoxiqués au 164e R.I.. Parmis ces hommes ayant été soumis aux effets de ces projectiles, un sergent et 4 hommes se sentirent assez remis pour aller faire leur tournée de ravitaillement en cartouche. Environ 2 heures après, ils furent pris brusquement d'une angoisse cardiaque (ressentie également par tous ceux qui ne furent que légèrement atteints) et décédèrent en l'espace de 30 minutes. Ces symptômes n’étaient pas habituels de l’intoxication chlorée mais évoquaient plutôt une intoxication par la Palite ou le phosgène.
En même temps que cette attaque, une autre fut déclenché entre le village d'Avocourt et le pont des Quatres Enfants. Vers 5 heure du soir, les Allemands bombardèrent violemment ce secteur à l'aide d'obus ordinaires de 77, qui firent rentrer les hommes dans leurs abris. Puis, aux obus de 77, succédèrent pendant une heure et par salves, des obus de plus gros calibres dégageant des vapeurs agressives, dont l'odeur n'était pas celle du chlore ou du bromure de benzyl. Les hommes qui subirent cette attaque ajoutèrent que la soudaineté des effets asphyxiants a été telle que beaucoup n'ont pu mettre leurs tampons ; l'impression qu'ils ont ressentie a été celle d'une oppression thoracique telle que plusieurs ont instinctivement déboutonné leurs capotes. En revanche, ils n'ont éprouvé ni irritation sensible des yeux et certains n'ont pas mis leurs lunettes et n'ont pas été incommodés. Au dehors, quelques hommes furent pris de vertiges et tombèrent, mais se relevèrent assez rapidement. A 6h30, l'attaque était terminée ; ceux qui l'avaient subie ne ressentaient plus qu'un peu de gêne respiratoire. Puis, quelques heures après, brusquement, cinq hommes mouraient sur place, soixante-quinze environ se sentaient sérieusement indisposés et étaient évacués ; six succombèrent les jours suivants.
Flandin nota dans son rapport : « En somme, ce qu’il y a de plus caractéristique dans ces cas d’intoxication par obus, c’est l’absence d’action lacrymogène, l’action immédiate ; constriction thoracique, angoisse précordiale, vertige et chute, la sédation rapide des symptômes, le début des grands accidents plusieurs heures après l’atteinte. Cette évolution ainsi que la nature des accidents (œdème pulmonaire important et dilatation du cœur droit à l’autopsie) fait penser à l’oxychlorure (ou phosgène). Etant donné les renseignements fournis par les malades et par les officiers qui étaient sur place, il ne paraît pas douteux qu’il y ait eu bombardement et non vague. Un fragment d’obus qu’il m’a été donné de sentir, m’a rappelé l’odeur de la collongite. Je pense qu’il s’agit de collongite plutôt que de palite étant donné l’absence de toute action lacrymogène, étant donné aussi que 5 heures après l’attaque, les troupes de relève n’ont perçu aucune odeur, ni dans les tranchées, ni dans les abris ». La palite présente, à l’inverse du phosgène, une persistance sur le terrain et des effets lacrymogènes.
Les conclusions de Flandin étaient claires : il s’agirait d’une attaque au moyen d'obus dont les effets toxiques sont de l’ordre de ceux produits par l’oxychlorure de carbone (ou phosgène). Notons que la palite, à forte concentration, avait des effets assez proches du phosgène. Malheureusement, sur environ 300 obus tirés sur Avocourt, aucune munition non explosée ne fut retrouvée, et le toxique utilisé ne pu donc être identifié de façon certaine. L’utilisation du phosgène en obus, à cette époque, restait plausible ; les Allemands l’utilisèrent sous forme de vague à Ypres le 19 décembre 1915. On pouvait alors supposer qu’il s’agissait d’un essai à petite échelle d’une nouvelle munition. Jusqu'à l’été 1916, les chimistes allemands ne fondèrent aucun espoir quant à l’efficacité des obus pour la dispersion de toxiques d’action fugace. Le procédé par soufflage était préféré, permettant de répandre une quantité de produit bien plus importante. Certains des membres de la Commission, comme André Kling, gardèrent une attitude circonspecte vis-à-vis des conclusions tirées par Flandin. Il semble que Kling était alors persuadé que Flandin confondait les effets du phosgène et de la palite. Il faut en effet préciser que les effets lacrymogènes de la palite sont dus à la présence d’impuretés plus chlorées issues du procédé de fabrication. La palite pure, ne contenant que des dérivés monochlorés, ne présentait donc pas de propriétés lacrymogènes très marquées. En résumé, les symptômes généraux d’intoxication à la palite pure et ceux produit par le phosgène, seraient analogues. Pour Kling, il s’agissait donc d’obus chargés de palite quasiment pure. Il essaya cependant de rechercher la présence de traces de phosgène, aussi bien dans les compresses des tampons, que dans les viscères d’hommes ayant succombés à l’action de la vague gazeuse ou à l’action des obus tombés sur Avocourt et procèda aux mêmes recherches dans des échantillons de terre prélevés dans les trous d’éclatement d’obus chimiques. Toutes ces recherches restèrent sans succès. Quoi qu’il en soit, le G.Q.G., lui, ne douta pas de l’avis de Flandin et pris les mesures nécessaires. Même si les Alliés s’attendaient à l’utilisation de ce toxique depuis le mois de juillet, cette attaque parut marquer un pas dans l’escalade de la guerre chimique. Le phosgène était jugé comme dix à vingt fois plus toxique que le chlore. Malgré les fortes pertes et l’effervescence au sein des services chimiques français que cette attaque provoqua, les résultats militaires, pour l'Armée allemande, furent nuls ; l'infanterie ne pu même pas sortir de ses tranchées.
19 décembre 1915
3 à 4 milles environ
Chlore et phosgène (détermination du phosgène par ses caractéristiques organoleptiques), 180 tonnes
705
105
Selon le Médecin Aide-Major Flandin, 18 à 20 000 hommes auraient été soumis à la vague. 705 ont été intoxiqués (3,5 %) et 105 sont décèdes (0,5%). Ils étaient tous équipés de la cagoule anglaise.
Au début du mois de décembre 1915, le 36e régiment de pionnier allemand préparait une nouvelle attaque par vague dérivante, dans le secteur anglais d’Ypres. Quelques jours avant l’attaque, les Anglais recueillaient le témoignage de plusieurs prisonniers allemands, qui affirmaient que le chlore des bouteilles était additionné de 10 à 20% de phosgène.
D’après Flandin, les Anglais furent fortement impressionnés par ces témoignages ; les effets du phosgène étaient alors particulièrement redoutés. La présence des cylindres de gaz fut rapidement confirmée par quelques coups de canon bien placés qui réussirent à ouvrir les bouteilles en produisant un énorme nuage de fumée verdâtre, différent de celui d’un éclatement normal. Le 19 novembre, à 4 heures du matin, un violent tir d’obus toxiques et d’obus ordinaires, fut déclenché sur les lignes anglaises. Puis, à 5 heures, les guetteurs observèrent un tir de fusées rouge sur toute la ligne allemande ; à ce signal, les bouteilles furent ouvertes et les tranchées anglaises situées à environ 30 mètres de là, furent presque immédiatement envahies de gaz. La vague s’étendait alors sur un front d’environ 4,5 kilomètres, entre deux points distants de seulement 1500 mètres. Le tir d’obus toxiques continua durant toute la durée de la vague, soit environ 2 heures. Pour la première fois, le dégagement gazeux semblait avoir été continu, avec tantôt émission de chlore, tantôt émission d’un fumigène moins nocif. Le vent étant assez fort, il sembla que le gaz ne se soit pas accumulé au fond des tranchées et presque partout, après l’arrêt du dégagement gazeux, elles furent rapidement nettoyées par le vent.
L’effectif total ayant subi l’attaque fut d’environ 20 000 hommes. Au point de vue statistique, les pertes furent à peine plus élevée que les deux dernières vagues de Champagne et d’Argonne : il y eut environ 1600 évacués, dont un peu plus de 600 gazés, parmi lesquels près de 50 décédèrent, auxquels il fallait ajouter 50 hommes morts sur le terrain. Flandin rapporta l’utilisation de trois types principaux d’obus toxiques : certains lacrymogènes, probablement au bromure de benzyle ; d’autres suffocants et lacrymogènes, chargés en palite ; et enfin, des obus suffocants sans aucun pouvoir lacrymogène, chargés selon Flandin, de phosgène.
Une question va rester en suspend, à savoir si la vague, bien évidemment à base de chlore, fut ou non additionnée de phosgène. Bien qu’aujourd’hui de nombreux éléments permettent d’en avoir la quasi-certitude, personne ne put clairement, à cette époque et durant encore quelques mois, affirmer que le phosgène avait été utilisé par les Allemands. Pourtant, Flandin, dans son enquête réalisée sur place, relèva plusieurs indices qui caractérisaient sans ambiguïté le phosgène. En premier lieu, l’altération du goût de la fumée de tabac chez les hommes ayant respiré quelques traces de gaz, indiquait clairement la présence de ce toxique. Il semble bien que ce futt la première fois que ce signe fut observé, alors qu’auparavant, jamais il n’avait été mis en évidence avec la palite, un dérivé du phosgène aux propriétés pourtant voisines, utilisé depuis plusieurs mois par les Allemands. Les médecins anglais qui connaissent bien l’odeur du chlore, expliquèrent à Flandin que, cette fois-ci, le gaz avait une autre odeur plus écœurante. Un capitaine, directeur d’une usine de chlore, affirma qu’il ne s’agissait pas de chlore pur, que le gaz avait une saveur douceâtre. Quelques Anglais étaient munis de cagoules à l’hyposulfite, qui protégeaient très bien contre le chlore, mais pas du tout contre le phosgène. Tous ces hommes sont morts. Le nombre de cas tardifs chez les intoxiqués fut bien plus important qu’auparavant. Tous les gazés furent atteints d’une asthénie extrêmement importante et durable. Certaines unités ayant subies l’attaque, devinrent inaptes à la marche, sans qu’aucun autre signe d’intoxication ne fut observé. Enfin, trois hommes du 36e corps d’armée français furent intoxiqués alors qu’ils occupaient un poste d’écoute à la limite du front anglais. Tous les trois revêtirent leur appareil avant de sentir le gaz. Ils étaient équipés de tampon P2 à trois compresses, qui ne protégeaient que contre de faibles concentrations de phosgène. Pendant toute l’attaque, ils ne cessèrent de tirer, et seront relevés trois heures plus tard. En revenant au cantonnement, ils furent, 3 à 4 heures après être resté impunément dans le gaz, saisis d’oppression, de douleurs thoraciques intenses et l’un d’eux tomba en syncope. Pendant trois jours, ils restèrent en état sub-asphyxique, atteint d’un œdème pulmonaire très sérieux.
Les densités en toxique évoluent rapidement vers les 50 tonnes par kilomètre. Le bilan des attaques chimiques menées par l’Allemagne durant l’année 1915 semblait peu convaincant. Malgré une supériorité technique écrasante et l’impréparation totale des troupes françaises, aucun résultat, en dehors de la perte de plusieurs milliers d’hommes, n’avaient été obtenu. Il semble que plus personne au sein de l’O.H.L. ne songeait encore à obtenir la percée avec la technique des vagues gazeuses.
Les progrès réalisés dans le domaine de la défense chimique semblaient réduire définitivement leur intérêt tactique. Malgré cela, de nombreuses opérations seront encore menées durant l’année 1916. Elle visaient souvent à provoquer le maximum de pertes chez l’ennemi, en utilisant de nouvelles techniques d’émission et en tentant de surprendre l’adversaire. Paradoxalement, les opérations menées sur les troupes françaises étaient souvent suivies par une attaque d’infanterie, qui fut repoussée à chaque fois. Cela semble révélateur des incertitudes allemandes au sujet des nuées dérivantes et de leurs effets sur les troupes ennemies. Il semble que le potentiel de cette technique n’était encore que très confusément perçu et que le but à donner à ces attaques n’était que rarement fixé.
Entre Fouquescourt et Lihons.
21 février 1916, 5 heure du matin.
7 km
960
210
Les hommes étaient équipés du masque TN. Beaucoup d'hommes ont été surpris dans leur sommeil, ce qui explique le nombre important des pertes. Il y eut des intoxiqués jusque 8 km en arrière des lignes ; la vague à été perçue jusqu'à Amiens, à 34 km des lignes.
L’appareil Kling servant à prélever, à caractériser et à doser les gaz en présence a été déclenché. On ne caractérise que du chlore (à la concentration de 1,5g/m3) ; aucune trace de phosgène.
Principales sources utilisées : rapport de Monsieur Florentin, envoyé par ordre de Mr Kling, le 22 février 1916 à Rosières-en-Santerre, en compagnie de Monsieur l’officier chimiste Duval-Arnould.
La première opération de l’année 1916 eu lieu dans un secteur occupé par les troupes françaises de la 6e D.I. et de la 16e D.I.C., dans les environs de Lihons. Le front d’attaque s’étendait sur 6 à 7 km, depuis le sud de Fousquescourt jusqu’aux environs de Lihons. Ce terrain plat et dénudé se prêtait particulièrement bien à une attaque par vague.
La 6e D.I. tenait le secteur depuis près d’un mois, alors que la 16e D.I.C. y était arrivé depuis 48 heures. Quelques signes précurseurs, comme des bruits anormaux, furent relevés avant l’attaque. Le 21 février au matin, à 5h05, la première vague, moins dense que les suivantes, fut lachée. Il y eu trois vagues successives, d’une durée totale de une heure et trente minutes. La seconde fut de beaucoup la plus forte et la plus longue. Son aspect n’était pas homogène. Dans certaines parties elle avait l’aspect du chlore, dans d’autres, un fumigène avait été ajouté. Le vent soufflait assez fortement de l’Est-Sud Est. Dès 6 heures l’odeur du chlore était perçu à Amiens, à 34 km de là. A la fin de la troisième vague, vers 6h30, une attaque d’infanterie allemande se déclencha en différents points du front. Les fantassins allemands n’atteignirent les tranchées françaises qu’en de très rares points, les réseaux de fils de fer et les mitrailleuses les arrêtant presque immédiatement. Le 44e R.I.C. fit même quelques prisonniers.
Le 28e R.I. se trouvait au point où la vague eu sa plus forte densité, il accusa les plus fortes pertes. Le sifflement qui a précédé l’émission a prévenu les guetteurs, mais comme les tranchées étaient très rapprochées, distantes de 80 à 200 mètres seulement, ceux-ci n’ont eu que quelques secondes pour taper sur leur gonds. Beaucoup d’hommes qui dormaient n’ont pas eu le temps de mettre leur masque (uniquement des masques TN), ce qui explique le nombre élevé de morts et d’intoxiqués.
Les pertes, à la date du 23 février, étaient de 919 évacués et 175 morts. Elles furent attribués à l’effet de surprise et au dévouement de certains soldats qui voulurent préserver leurs camarades et qui retardèrent la mise en place de leur masque. La nature chimique de la vague pu être déterminée. Des appareils Kling à prélèvement automatique avaient été disposés dans le secteur attaqué. Cinq se trouvèrent dans la zone parcourue par la vague. Un seul fonctionna, il était situé dans la zone où la vague présentait sa densité maxima et où les cas d’intoxication furent les plus nombreux. Cet appareil permit de préciser la concentration de chlore dans la vague et de caractériser l’absence de phosgène. Aucune odeur, autre que celle du chlore, ne fut perçu. Ceux qui fumèrent après le passage de la vague n’ont pas remarqué l’odeur particulièrement désagréable du tabac provoquée par le phosgène. Les abris et tranchées ont été correctement purifié par l’hyposulfite de soude, qui n’a d’action que sur le chlore et qui reste inefficace contre le phosgène. Les intoxications tardives, généralement attribuées au phosgène, observées lors de cette attaque seront attribuées en grande partie au fait que les hommes fatigués, soient allés se reposer dans des abris non désinfectés où le chlore à pu stagner. Cela semblait corroborer toutes les observations faites auparavant qui avaient permis de conclure à l’absence de phosgène dans les vagues, et à la présence de ce toxique lors de l’attaque du 19 décembre 1915.
Situation et organisation du secteur attaqué :
Le secteur s’étend sur une longueur de 6 à 7 km, depuis le sud de Fouquescourt jusqu’aux environs de Lihons. Le terrain est plat et dénudé et se prête particulièrement à une attaque par vague.
Le secteur était occupé, du sud au nord :
Par le 24e et 28e R.I. et la 6e D.I. du 3e C.A.
Par les 37e et 44e R.I.C. de la 16e D.I.C.
Signes précurseurs de l’attaque :
La 6e D.I. tenait le secteur depuis un mois environ, tandis que la 16e D.I.C. y était arrivé depuis 48 heures.
Quelques jours avant l’attaque, on a observé des mouvements anormaux : circulation de nombreux trains, augmentation des transports… Pendant la nuit du 20 au 21 février, on a entendu « un bruit de ferraille » et « un bruit de moteur analogue à celui que fait entendre un aéroplane volant très bas ». Les allemands ont lancé des ballonnets lumineux et laissé échapper des colonnes de fumée pour repérer la direction du vent.
Dans tout le secteur, les guetteurs avaient des moyens d’avertissement à leur disposition.
Caractères de l’attaque :
Elle s’est produite le 21 février au matin, à 5h05. Elle a consisté en trois vagues successives, dont la durée totale est voisine de 1h30.
La première a été peu dense, la seconde de beaucoup la plus forte et la plus longue.
Le vent soufflait assez fortement de l’E-SE. Dès 6 heures, on sentait l’odeur du chlore à Amiens (à 34 km). On a observé que les Allemands allumaient des feux dans les tranchées, soit par suite d’un retour de gaz, soit pour le prévenir.
A la fin de la 3e vague, vers 6h30, une attaque d’infanterie allemande s’est déclenchée en différents points du front. Les fantassins allemands n’ont atteint les tranchées françaises qu’en de très rares points, les réseaux de fils de fer et les mitrailleuses les arrêtant presque immédiatement. Le 44e R.I.C. a pu faire quelques prisonniers.
Le 28e R.I. se trouvait au point où la vague a eu sa plus forte densité.
Aspect de le vague :
Elle n’était pas homogène. Dans certaines parties, elle avait l’aspect du chlore, dans d’autres, un fumigène avait été ajouté.
Effets produits par la vague :
Le sifflement qui a précédé l’émission a prévenu les guetteurs, mais comme les tranchées étaient distantes de 80 à 200 m seulement, ceux-ci n’ont eu que quelques secondes pour taper sur leurs gonds. Certains même ont été assez dévoués pour aller, sans prendre le temps de revêtir leurs masques, prévenir leurs camarades qui dormaient. Beaucoup d’hommes qui dormaient n’ont pas eu le temps de mettre leur masque, ce qui explique le nombre relativement élevé de morts et d’intoxiquées.
Florentin note que les hommes qui ont pu ajuster leur masque (masque TN) à temps ont été unanimement satisfaits. Dans les régiments coloniaux, certains semblaient regretter le masque colonial qui s’adapte plus facilement. D’après plusieurs témoignages, la troisième vague à été perçue au travers du masque sans provoquer de gêne sérieuse.
La vague a fortement attaquée les métaux, poignées de baïonnettes, fusils, mitrailleuses, fils téléphoniques. Au 37e R.I.C., le lieutenant mitrailleur a signalé des enrayages attribués, selon lui, à l’oxydation de l’appareil moteur par le chlore.
Les pertes, à la date du 23 février, sont les suivantes :
Morts
Evacués
24e R.I.
10
180
28e R.I.
100
344
37e R.I.C.
37
216
44e R.I.C.
28
179
Total
175
919
Elles sont relativement importantes et attribuées à l’effet de surprise et au dévouement de certains soldats qui ont voulu préserver leurs camarades et qui ont retardé la mise en place de leur masque. Les moyens de protection (masque TN) ont particulièrement bien fonctionné. D'après un rapport du médecin major Paul, le nombre de tués au final sera de 210 et 960 intoxications.
Nature chimique de la vague :
Des appareils Kling avaient été disposés dans le secteur attaqué. Cinq de ces appareils se sont trouvés dans la zone parcourue par la vague. Sur ces cinq appareils, un seul à fonctionné, celui du poste de secours de Maucourt, tenu par le médecin auxiliaire Bernard, du 37e RIC. L’appareil du poste de la Plaine à été démoli pendant le bombardement ; les trois autres n’ont malheureusement pas été ouverts par les médecins chargés de les utiliser. L’appareil ayant fonctionné était placé à la limite des 28e et 37e R.I. et a reçu la vague à l’endroit où elle présentait sa densité maxima et où les cas d’intoxication ont été les plus nombreux. Cet appareil permettra de caractériser la présence de chlore dans la vague (à la concentration de 1,5 g/m3) et de préciser l’absence de phosgène.
Aucune odeur, autre que celle du chlore n’a d’ailleurs été perçu. Ceux qui ont fumé après le passage du gaz n’ont pas remarqué l’odeur particulièrement désagréable du tabac provoquée par le phosgène. Les abris et tranchées ont été correctement purifiés par l’hyposulfite de soude (qui n’a aucune action sur le phosgène). Les intoxications tardives (qui sont généralement attribuées au phosgène) observées lors de cette attaque seront attribuées en grande partie au fait que les hommes fatigués, soient allés se reposer dans des abris non désinfectés où le chlore à pu stagner.
Témoignage du brancardier Robert Pillon du 24e R.I.
Robert Pillon. Ses lettres de 1914 à 1916, Librairie Générale et Protestante, 1917, pp. 102-104. 22 Février 1916, à ses parents : " Excusez-moi si je ne vous ai pas écrit hier, cela m'a été totalement impossible. De 5 h. 1/2 du matin à 7 h. du soir, on ne s'est arrêté que 20 minutes à midi pour manger, les Boches ayant fait au petit jour une attaque avec des gaz asphyxiants. Bandes d'assassins et de barbares ! Heureusement que nous avons été prévenus par deux camarades qui veillaient un mort lorsque les gaz sont arrivés. Aussitôt nous avons bondi sur masques et lunettes et nous n'avons pas souffert. A 7 heures nous partions dans les tranchées chercher les malheureux asphyxiés. Une quinzaine malheureusement, qui n'avaient pas leurs masques ou qui n'ont pas su les mettre sont morts. Dans notre journée nous avons fait de 15 à 20 relèves, on en avait plein les épaules le soir, mais on a fait ce qu'on a pu. Trois compagnies du 1er bataillon avaient tellement souffert qu'on a été obligé de les relever le soir même par trois compagnies du 2e bataillon. Pourvu qu'ils ne recommencent pas, probablement pas tout de suite, car les vents ont changé. Environ 200 hommes ont été bien malades et 300 ici, au poste de secours. C'était lamentable de voir tous ces pauvres gens se traîner dans les boyaux, quelques-uns sont morts avant d'arriver. Quels sauvages ces Boches ! Il y eut une véritable panique en tranchées quand les gaz arrivèrent, les hommes tombaient comme des mouches. Mais les Boches ont échoué dans leur attaque, ils n'ont pu déboucher, car nos mitrailleuses et nos canons tiraient continuellement. Quel vacarme effroyable en pleine nuit ! N. B. - J'ai bien roupillé cette nuit et suis bien reposé ce matin." 24 Février 1916, à sa tante : " Je n'ai pu t'écrire ces jours derniers car nous avons eu beaucoup de travail. Les Boches ont fait une attaque dans la nuit de lundi à mardi avec émission de gaz asphyxiants, l'attaque a échoué, mais nous avons eu des pertes. C'est terrible cette façon de faire la guerre. Quelle bande de sauvages nous avons devant nous. Je remercie Dieu de m'avoir donné la force nécessaire pour transporter ces malheureux le plus vite possible dans nos postes de secours. Ce n'est pas pour me vanter, mais certains n'auraient pu le faire, je passe pour un costaud et remercie Dieu qui me donne la santé. Nous sommes actuellement un peu fatigués, car maintenant nous veillons toutes les nuits pour prévenir si les gaz arrivaient. Nous sommes toujours en tranchées et devons être relevés prochainement." Robert Pillon fut cité à l'ordre du 3e C.A. à la suite de cette affaire. Il sera tué le 11 avril suivant. (*) Robert Pillon. Ses lettres de 1914 à 1916, Librairie Générale et Protestante, 1917, pp. 102-104.
27 avril 1916, 5h00
486
135
Fin avril, les troupes britanniques furent soumises à deux attaques dans le secteur de Loos et Hulluch. Le 27 Avril à 5h00, une première vague s’échappa des cylindres sur un front de 3 km. Une deuxième vague fut émise à 7h00 et fut suivie d’un assaut de l’infanterie bavaroise. Les pertes britanniques s’élevèrent à 486 hommes et 135 morts. Le 29 avril, l’opération est renouvelée mais cette fois ci, quelques minutes après le début de l’émission, un changement de direction du vent ramena la vague sur les lignes allemandes chez qui elle causa de très nombreuses pertes ; près de 1500 victimes et 70 à 80 décès. La majorité de ces pertes étant dues à la mauvaise protection des appareils protecteurs allemands.
Ouest de la route de Navarin à Souain à la route de Saint-Souplet à Saint-Hilaire.
19 mai 1916
chlore
600 (0,5%)
150 (2%)
Selon Leclercq, 7 000 hommes environ ont été soumis à la vague. Ils portaient le masque M2 à viseur unique ou à double viseur et quelques TN.
Le 19 mai, ce furent les troupes françaises qui furent à nouveau victimes d’une attaque, dans le secteur de Saint Souplet.
Le front d’émission s’étendait sur 3 km, du boyau Julien à la lisière ouest du bois 16 (de l’ouest de la route de Navarin à Souain à la route de Saint-Souplet à Saint-Hilaire). Dans ce secteur, les lignes n’étaient distantes que de 30 à 100 mètres. Le vent de NE soufflait à la vitesse de 5 mètres par seconde.
Il y eu 3 vagues successives le 19 mai, et une le 21 qui consistait certainement à vider les bouteilles. Le secteur était tenu par les 12e et 127e D.I.. Selon Leclercq, 7 000 hommes environ ont été soumis à la vague. Ils portaient le masque M2 à viseur unique ou à double viseur et quelques TN.
La première vague fut émise le 19 au soir, vers 21h ; elle était destinée à préparer un assaut Elle fut précédée par un intense bombardement des premières lignes par des obus percutants et en même temps par un bombardement à obus lacrymogènes dirigé sur les batteries.
La deuxième vague fut émise entre 21 et 22h. La troisième fut moins importante, vers 22h40. Les trois vague se présentèrent comme un nuage épais et opaque.
Au lendemain de l'attaque, on dénombra 110 morts. Le 21 au soir, les chiffres furent portés à 109 décès en ligne et 42 dans les ambulances. Ces premières victimes furent surtout des guetteurs des postes avancés, situés de 15 à 30 mètres des lignes allemandes et qui purent mettre leur masque à temps. On dénombra également beaucoup d'intoxiqués parmi les hommes qui retirèrent leur masque trop tôt. Ainsi, le nombre total des pertes sera porté à 600 hommes (0,5% des hommes soumis à la vague) et les décès à 150 (soit 2%).
Parroy
22 mai 1916
0
Les effets de la vague sont nuls. Le nuage formé s'est perdu dans une petite vallée. Il y eu trois émissions successives, d'environ 5 minutes et espacée de 5 minutes.
Wieltje
8 août 1916
800
370
Le 8 août 1916, dans le secteur d’Ypres, un nouveau lâché de gaz eut lieu. Ce fut l’une des dernières opération de ce genre contre les troupes britanniques. Elle fut responsable de près de 800 victimes dont une forte proportion de décès, près de 370.
Pendant l’été, les Gaspionniers réalisèrent 7 opérations chimiques sur le front oriental, en Pologne.
Nous ne disposons que de peu d’archives pour plusieurs de ces vagues de l’année 1916, mais plusieurs constats s’imposent. Dans beaucoup de ces attaques, un assaut d’infanterie suivie la dernière vague. Comme preuve que les troupes allemandes attendaient encore un effet important des vagues gazeuses sur les troupes ennemies. Par ailleurs, le nombre de décès fut encore important dans nombre de ces opérations. Les appareils protecteurs alors en usage étaient devenus suffisamment performants, mais l’entraînement et la discipline des troupes n’étaient pas encore suffisants.
Nord-ouest de Prunay à nord-est de Baconne
31 janvier 1917.
11,5 km
30 t/km
Chlore et phosgène, 350 tonnes
2062 (20,6%) d’après Leclercq
531 (5,6%) d’après Leclercq
Les hommes été équipés de masques M2 et de quelques TNH. La durée d’émission à été d’une heure et trente minutes. La vague a été ressentie jusqu’à 50 km ! On a observé des intoxications mortelles jusqu’à 15 km et des intoxications moyennes 22 km derrière le front. Les appareils respiratoires des hommes ayant subis la vague étaient épuisés jusqu’à 50 % de leurs capacités pour le phosgène ; la proportion de ce gaz devait-être extrêmement élevée.
La première opération chimique allemande de l’année 1917 se déroula dans un secteur ayant déjà été choisi pour une opération similaire en octobre 1915. Le secteur des marquises, en Champagne, se prêtait admirablement bien à une attaque par vague ; le sol était sans relief, simplement parsemé de quelques petits bois de pins de petite taille, les tranchées allemandes dominant les françaises.
Les unités concernées sont essentiellement la 1er et 3e Brigade Russe, les 67e et 68e Brigade d'Infanterie. Dans certains secteurs, des bruits métalliques et de chariots furent entendus plusieurs jours avant le 31 janvier.
En cette fin de journée du 31 janvier, toutes les conditions favorables étaient réunies : le vent soufflait du secteur nord-ouest à une vitesse faible et constante de 1 à 2 mètres/secondes. Le sol était entièrement gelé, recouvert d’une épaisse couche de neige, et la température voisinait les –6°C (elle tombera à –10°C quelques heures après la tombée de la nuit). Tout était réuni pour permettre à la vague de garder un grande homogénéité.
La largeur du front d’émission s’étendait sur plus de 11km, du nord-ouest de Prunay au nord-est de Baconne. Le terrain se prêtait parfaitement bien à une attaque ; sur la majeure partie du front d'attaque, sauf dans le secteur du centre où le terrain est horizontal, les tranchées allemandes dominaient les françaises.
Il y eu deux vagues principales d’une demie-heure chacune, l’une à 16h00 (16h00 à 16h30) et l’autre à 16h45 (16h45-17h15). Le mode d'émission et la durée des vagues ne fut pas le même dans tous les secteurs. A certains endroits, des lueurs rouges furent perçues au niveau des tranchées d'émission, et un ronflement similaire à celui d'un moteur d'avion, entendu. Dans d'autres, le sifflement d'émission fut masqué par le tir simultané de toutes les mitrailleuses en ligne. Les points de départ de la vague furent nettement perçus et étaient relativement peu nombreux ; il est fort probables qu'ils correspondent aux foyers d'émission de fumigènes. Une troisième émission eu lieu vers 19h00, uniquement dans la partie ouest du secteur, sur un front restreint de 2km. Quelques tentatives eurent lieu au nord de Prunay, mais elles furent rabattues par le vent dans les tranchées ennemies et interrompues alors. L’aspect de la vague a varié d’un secteur à l’autre. Un fumigène fut certainement ajouté mais, semble t-il, s’est dilué rapidement après les premières lignes alors que le gaz agressif poursuivait son chemin sur plus de 20 km, parfois même sur 50 km. Certains observateurs dépeignèrent la vague soit comme opaque et blanchâtre, soit comme verte et presque incolore. Le fumigène ajouté dans certains secteurs n'apporta pas une grande opacité et s'estompa rapidement sur le trajet des gaz. La nappe est restée uniforme, de 6 à 8 mètres de hauteur.
Un bombardement fut déclenché en même temps sur certaines parties du front. Les secondes lignes et les boyaux de communication furent bombardé à l’aide d’obus principalement explosifs de différents calibres. Les batteries ont reçues un nombre important d’obus chimiques, de 10,5 et 15 cm, chargés en cétones bromés (méthyléthylcétone bromé) et en palite.
Le secteur redevint calme vers 22h00. Plusieurs coups de main furent tentés par l'ennemi, qui fut refoulé par les tirs d'armes automatiques, vers 20h00 et minuit. Les hommes des troupes d'assaut allemandes étaient tous revêtus de capotes de camouflage blanches qui les rendaient fort difficilement visibles sur le sol enneigé . Les pertes commencèrent à devenir importantes dès 22h00, suite aux intoxications tardives.
Le secteur était équipé de plusieurs appareils à prélèvement automatiques (6 exactement), mais aucun ne pu fonctionner, l’eau des réservoirs ayant gelée. Kling caractérisa la présence de chlore dans plusieurs échantillons recueillis sur le terrain. Cependant, on pu caractériser la présence de phosgène dans la vague grâce aux masques des hommes en contact avec la vague. Leurs appareils respiratoires (des masques M2 et quelques TNH) étaient épuisés jusqu’à 50 % de leurs capacités pour le phosgène ; la proportion de ce gaz devait-être extrêmement élevée. Les témoins s'accordèrent pour attribuer au gaz une odeur de chlore.
Les chercheurs essayèrent de caractériser le phosgène par les phénomènes cliniques observés chez les intoxiqués. Ils tentèrent de monter que la présence de phosgène dans la vague provoquait plus d'intoxications retardées, sans succès. Les caractères microscopiques des lésions pulmonaires présentait cependant un caractère inhabituel, comparées aux intoxications par le chlore seul. Dans les poumons des intoxiqués, on observait un oedème massif à formation très rapide, avec absence de cellules migratrices (leucocytes). Ils démontrèrent ainsi l'action eodematiante plus élevée du du phosgène sur le chlore. Tous les dosages réalisés sur les prélèvements extérieurs ne permirent pas de caractériser la présence de phosgène en plus du chlore. Tous les objets métalliques soumis à l'action de la vague furent fortement corrodés, en particulier les boutons, les galons, les baïonnettes. Les armes automatiques bien graissées ont continué de fonctionner.
D’après Leclercq, 10 000 hommes furent soumis à l’action de la vague. Les pertes s’élevèrent à 2062 hommes (20,6%) ; on dénombra 531 décès (5,6%).
Le rapport du colonel Winkler fait état de 13 000 hommes soumis à l'action des gaz, celui du docteur Flandin de 30 000 hommes. Le rapport de Leclercq est cependant plus pertinent ; la zone retenue par Flandin étant bien plus large et englobant des portions dans lesquelles les gaz ne séjournèrent pas.
On observa des intoxications mortelles jusqu’à 15 km et des intoxications moyennes jusque 22 km derrière le front. L'odeur du chlore fut ressentie jusque 50km en arrière du front.
Le nombre important des pertes fut attribué aux conditions exceptionnelles qui permirent au gaz de stagner dans tout le secteur d’émission pendant de nombreuses heures. Les pertes seront accentuées dans les dépressions du terrain où les toxiques s'accumulèrent. Beaucoup d'hommes retirèrent leur masque trop prématurément et s'intoxiquèrent. La présence de phogène en forte concentration et la température très basse, qui empêcha les hommes aux mains gelées de mettre en place correctement leur appareil, furent également des facteurs aggravants.
Cette attaque n’avaient certainement pas pour but d’obtenir des résultats importants en terme de gains de terrain. Tout fut mis en œuvre pour encager les premières lignes derrière un barrage d’artillerie et pour tenir en silence les batteries pouvant leur venir en aide. Une attaque d’infanterie allemande fut vraisemblablement déclenchée après l’émission et fut apparemment stoppée par les tirs de mitrailleuses et par les défenses placées en avant des premières lignes. Nous ignorons les résultats de cette opération, mais encore une fois, les vagues gazeuses montraient leur limite. Il suffisait d’un nombre restreint d’hommes restant valides en premières lignes pour que l’attaque d’infanterie ennemie soit arrêtée par les tirs de mitrailleuses sur les lignes de barbelés disposés dans le no man’s land.
De la corne sud-est du bois de Mort-Mare à la corne sud-ouest du bois de Frière.
7 avril 1917
4 km
Chlore (utilisé seul d’après Lebeau et Kling, mais sans certitude).
410
108
Une nouvelle attaque par vague eu lieu le 7 avril 1917, pour la première fois dans le secteur du bois le prêtre, près de Pont-à-Mousson (de la corne sud-est du bois de Mort-Mare à la corne sud-ouest du bois de Frière). La première émission eu lieu vers 22h30. 2 ou 3 vagues se succédèrent. Les effets furent ressenti durant près de deux heures et observés jusqu'à 16 km en arrière des lignes. La vague fut renforcée par le tir d’environ 5000 obus à croix verte et à palite ou cétones bromées. L'appareil Kling à prélèvement ne fut pas déclenché, mais d’après Kling et Lebeau, la vague n’était vraisemblablement constituée que de chlore seul. On compta 108 décès et les pertes s’élevèrent à 410 hommes.
Témoignage du Docteur Paul Voivenel, La Guerre des gaz ; journal d'une ambulance Z, Paris, La Renaissance du Livre, 1919, Paul Voivenel et Paul Martin.
Merci à Jean-Marie pour la transcription en fichier Word.
P 82/83
Surprise d'étape.
Le 1er octobre 1916 nous étions à Dieulouard sur la vallée de la Moselle. Nous devions y vivre neuf mois.
L'ambulance était logée au « Domaine des Moines », belle construction servant d'école libre et d'ouvroir, précédée d'une vaste cour et possédant, sur le derrière, un agréable jardin donnant sur la campagne lorraine. La vie nous y fut douce. Colette Baudoche eût pu habiter ce village où rien ne nous manqua. Les fruits savoureux, les mirabelles, les prunes, les poires pulpeuses nous adoucirent le palais. Le curé nous avait cédé son presbytère où nous avions des chambres idéalement chauffées par des poêles de faïence et éclairées par l'électricité. Archéologue distingué, il s'asseyait parfois à notre table et nous racontait I'histoire des déocustodiens, divisés en agriculteurs et usiniers. La liqueur des mirabelles est ma foi excellente et nous le dégustions sur deux canapés de pourpre qu'on avait enlevés de la maison d'un contremaître de l'usine, officier dans l'armée allemande. Les régiments occupaient le Bois Le Prêtre, tranquille à cette époque. L'état-major se dilatait à Marbache. Les relèves étaient bien organisées. Notre clientèle ne nous donnait pas beaucoup de travail, car nous ne fonctionnions pas au point de vue chirurgical.
Les blessés étaient évacués à Belleville où opéraient les frères Marnsby.
A 7 kilomètres des lignes, notre village fut bombardé quelquefois, pas très méchamment. Chaque nuit des avions passaient, allant vers Pompey et Nancy. Des bombes, rarement, léchèrent Dieulouard.
Le 2I octobre, dans l'après-midi, des marmites tombent sur le patelin. La première éclate sur une voiture qui conduisait des permissionnaires à la gare. Des blessés, un tué, la voiture démolie, le cheval éventré. Une femme qui se tenait sur le pas de sa porte, reçoit un éclat à la poitrine. On vient à l'ambulance chercher un médecin. Nous y allons tous deux. Le village est devenu subitement désert ; tout le monde est dans les caves. Plusieurs obus passent qui éclatent sur les maisons voisines. Nous courbons humblement le dos à chaque sifflement.
Après un pansement sommaire aux blessés, nous nous apprêtons à gagner -- en vitesse -- l'ambulance, quand nous apercevons, à vingt mètres de là, au lavoir public, une vieille femme qui lave tranquillement son linge.
Le spectacle de cette pauvre femme, continuant son travail, à quelques pas du Cheval éventré, sous le bombardement qui n'a pas cessé, nous pénètre d'un sentiment de stupéfaction et d'admiration honteuse. Le lendemain, nous apprenions que notre héroïne était sourde et "en enfance ".
La blessée du thorax mourut deux jours après. Riche et veuve, ses parents vinrent causer affaire auprès de son lit.
Avec les premiers froids nous devenons spécialistes des pieds gelés. Cela nous servira. Nous avions lu ,en effet, dans les journaux médicaux de curieux articles où tout finissait par être invoqué, sauf le froid. Notre Clientèle fut nombreuse et nous montra combien les talentueux travaux avaient embrouillé la question.
Les jours coulent. Nous soignons la population civile. On lit les journaux. Les Roumains reculent et les stratèges disent que ça les rapproche des Russes. Maurras y va.
manque pages 84 à 87
p 88 sauf 1ère ligne
* * *
Le samedi de Pâques s'achevait. La nuit était douce et belle. Pas un bruit, aux lignes du Bois Le Prêtre. L'esprit s'envolait vers les siens. A trois heures du matin, le médecin divisionnaire BUOT, revenant des positions, surgissait, nous faisait lever et, la voix émue :
Il vient d'y avoir une attaque par les gaz,... une vague,... c'est très sérieux... Faites de la place,... évacuez tous vos malades sur I'H.O.T. de Champigneulles... Tout le matériel automobile du C.A. sera mis en mouvement... Vous n'allez pas tarder à recevoir les premiers intoxiqués.
Dans notre petite ambulance où n'étaient hospitalisés que des hommes légèrement touchés, l'image de la mort emplit soudain les salles qui en semblèrent rapetissées. Dans l'obscurité c'était un affairement silencieux, comme en une maison où le Destin a pénétré. Les lanternes "tempêtes" éclairaient mal la nuit hostile, et déjà dans la cour les voitures envoyées par le corps d'armée bourdonnaient. Nous empilons nos malades. Aucun ne se plaint. A voix basse, déjà les inquiétudes s'expriment. La légende de malheur naît dans l'angoisse. La Division est anéantie. L'attaque est formidable, et dans les lueurs immenses de la canonnade chacun voit passer les fantômes de sa peur.
Nous avions, libre en cas d'imprévu, une salle de trente lits aux poêles toujours amorcés. Une équipe dressée devait, sous la direction d'un médecin, à la première alerte de gaz, s'y occuper à préparer les bouillottes, les ballons d'oxygène, les pansements et instruments pour les saignées. Le reste du personnel, infirmiers, tringlots, s'affairait à l'évacuation des malades. Un aide-major, au bureau des entrées, signait les billets d'hôpital des sortants qu'on conduisait par groupes dans un local voisin d'où on les embarquait. Tout cela, dans le ronronnement et les déclics des moteurs effaçant par moments le tonnerre de la bataille, tandis que la population civile, mal éveillée et inquiète, venait offrir aux rayons tremblants des lanternes des figures anxieusement pâles.
La vague avait été émise vers onze heures et demie quand les hommes reposaient. La surprise avait été complète.
D'entendre toujours parler de gaz et de n'en recevoir jamais, ils avaient fini par n'y plus croire. Le secteur de Reims leur avait été représenté comme un secteur dangereux, propice aux émissions. Ils s'étaient préparés, plusieurs fois avaient cru dépister la vague en gestation, et avaient quitté les positions, presque vexés d'avoir été tellement attentifs pour rien. Et voici qu'après leur « second Verdun » ils avaient « pris » un « secteur pépère ».
Le bois Le Prêtre, si agité auparavant, était désormais assoupi. Les tirs de concentration n'y blessaient que trop d'hommes, mais octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars n'avaient jamais vu leurs journées ternies par les nuages toxiques, et le printemps chantait dans les âmes. Le médecin-principal Vachigny, du centre médico-légal, venait bien à Pont-à-Mousson faire des conférences et expliquer la théorie des appareils, mais c'était toujours la même chose... Et puis, c'était son métier, à ce professeur, de professer et de faire peur...
Le médecin divisionnaire repartit vers les lignes.
« Les deux autres ambulances, la 11 (du C. A.) et la 5, ont été alertées avant vous. Elles ont reçu les premiers malades à Manonville et à Griscourt ; mais la partie droite du secteur doit affluer chez vous ».
Une voiture surgit.
« Quatre intoxiqués couchés ».
Nous retirons les brancards. Trois cadavres. Un sous-lieutenant rasé, portant des lunettes. Deux soldats. L'officier, rigide, parait dormir. Les soldats sont tuméfiés ; une spumosité rosée suinte de la bouche et des narines. L'intoxiqué vivant, crispé au brancard, bleui par l'asphyxie, râle. Et d'autres voitures se succèdent d'où nos infirmiers enlèvent des agonisants.
Le bruit de la bataille ne se calme pas. On dirait qu'une rafale de vent infatigable secoue notre « Maison des moines ». Le petit jour livide nous fait frissonner. Nos derniers évacués, ahuris, se jettent dans les camions qui doivent les conduire à l'H.O.E. Ils laissent tomber un regard indifférent sur les malheureux qui prennent leur place à l'ambulance. En proie à cette crise d'égoïsme du blessé et du malade qui sentent le danger, ils n'ont qu'une idée : partir, partir, quitter le plus vite possible ces lieux où l'on souffre et où l'on meurt.
Déjà les médecins avec leurs équipes s'activent dans les salles où ronflent les poêles. Les brancardiers ont leurs consignes et, sous la direction d'un sous-officier, distribuent les malades.
Nous avions reçu des circulaires nombreuses et nous connaissions tous, pour l'avoir résumée et discutée, la remarquable notice sur les gaz suffocants, du 4 juillet 1916, signée Achard et Flandin.
Cette notice insistait sur le repos absolu dès les premiers signes d'intoxication, recommandait, dès l'apparition des signes pulmonaires, la saignée abondante (300 grammes) et répétée deux à trois fois par jour, l'écoulement du sang étant facilité par une injection préalable de 0gr,25 de caféine.
Elle soulignait l'importance de l'ipéca donné à dose vomitive. « L'expérience montre que les intoxiqués qui vomissent spontanément, après avoir été touchés par les gaz, sont moins malades que les autres. L'action de vomir amène, entre autres effets, des mouvements d'inspiration et d'expiration d'amplitude exagérée qui font subir au poumon une expression qui aide l'évacuation du liquide d'œdème qui encombre les bronches. De plus, l'ipéca agit comme hypotenseur et comme décongestionnant du poumon. C'est à ce titre qu'il a toujours été employé dans les congestions pulmonaires, les broncho-pneumonies et d'œdème pulmonaire ». Les inhalations d'oxygène étaient indiquées pour soulager la dyspnée, et les tonicardiaques (huile camphrée, sparteine, caféine, strychnine) pour soutenir le cœur.
Ici encore, le service de santé — auquel nous ne saurions trop rendre hommage, n'avait rien négligé pour instruire les médecins soucieux de se tenir au courant.
Les salles de notre ambulance se garnirent vite. Malgré notre affairement, malgré que nos nerfs fussent durcis par ce que nous avions vu depuis août 1914, nous étions saisis au cœur par le spectacle de nos malades. Dans chaque salle un infirmier administrait l'ipéca. Un autre nouait des bandes au-dessus du coude pour arrêter la circulation veineuse et faire saillir les veines que notre bistouri allait crever. Un troisième piquait les cuisses pour les injections hypodermiques. Les autres administraient l'oxygène. Sur les bras aux vaisseaux turgescents, à la hauteur du coude, rapidement nous pratiquions la saignée, heureux quand le sang giclait sur nous, car, trois fois sur quatre, le sang, privé de son eau, passée dans les poumons qu'elle noyait, bavait noir et poisseux. Nous incisions alors, largement dans le sens vertical, la veine, et, avec tous les procédés additionnels classiques, nous étions désolés de n'obtenir que quelques centimètres cubes de sang. Nous allions, nerveux, d'un malade à l'autre, ayant malgré l'atroce spectacle, dès les premières heures de la matinée, la sensation que la saignée et l'ipéca soulageaient nos malheureux camarades. Dans l'après-midi nous n'avions perdu que deux de nos moribonds. Mais, sur notre impression générale, notre gestionnaire envoyait chercher quarante cercueils.
Quelle lutte !
Contenu stomacal visqueux et liquide pulmonaire mousseux coulaient au pied de chaque lit, la misérable pourpre du sang tachait les draps. Les yeux convulsés, la poitrine affolée, la bouche engorgée, les agonisants aspiraient l'oxygène qui ne trouvait pas à se loger dans les alvéoles pulmonaires remplis d'eau. La plupart étaient violacés et leurs vaisseaux du cou semblaient prêts à éclater. Leur intelligence lucide assistait à la mort de leur corps. Deux seulement avaient la triste chance de délirer et voulaient se jeter sur l'ennemi qui attaquait. Un troisième, immobile, couché sur le dos, pâle comme un marbre, la respiration superficielle, mais n'ayant pas d'écume aux lèvres, marmottait des paroles inintelligibles et parfois, levant la main, suivait ses hallucinations d'apparence tranquille.
L'auscultation faisait entendre dans les poumons la marée montante de l'inondation alvéolaire. Au lieu des bruits souples de la respiration normale, c'était une pluie de râles mélangés, fins et ronflants, rappelant le sel qui crépite, les cheveux qu'on froisse, mélangés à des bruits bulleux de liquide que l'air brasse péniblement, donnant lieu chez quelques malades à un vacarme intérieur impressionnant qu'on appelle « le bruit de tempête ».
Et les quintes de toux déchirantes se succédaient, inextinguibles.
Toute la journée et la nuit les autos sanitaires nous apportèrent de nouveaux intoxiqués.
De quatorze heures à dix-sept heures nous reçûmes des visites. D'abord Mavy, le général qui commandait la division depuis la mort du général Aimé. Il vint, accompagné d'un joli garçon d'ordonnance aux cheveux noirs et qui montrait ses dents avec satisfaction. Aucune souvenance particulière, si ce n'est de cette phrase dite à Roch, l'oculiste :
-- Vous paraissez bien jeune pour être spécialiste.
Le médecin-chef du centre médico-légal, Vachigny, apparut. Il ne voulait que des renseignements sur les conditions d'émission et la nature du gaz. Ne pouvant abandonner une minute nos malades graves, nous le laissâmes se débrouiller avec les hommes moyennement et légèrement atteints.
Ce fut ensuite le médecin-principal Ovile, directeur du service de santé du C.A. Nous l'avions déjà vu plusieurs fois, et chaque fois nous avions été touchés par sa politesse exquise. Nous nous aperçûmes vite que son cœur n'était pas seulement sur ses lèvres. Il souffrait avec les malades. Au lieu d'un chef réclamant des gestes hiérarchiques, nous eûmes, dès son entrée auprès de nous, un camarade comprenant notre affairement et cherchant à nous aider, ce qu'il fit avec une infinie bonne grâce et un parfait à-propos.
Et Ropp sortit d'une limousine. Il poussa les portes et promena sur nos actes le regard du Maître. Nous étions une pauvre petite ambulance divisionnaire ; aucun de nous n'avait encore « communiqué » à la Société médico-chirurgicale du D.A.L., nous n'appartenions pas à un « centre d'armée ». Il vit notre façon de donner de l'oxygène par la narine. Il grogna :
-- Ce n'est pas comme ça... Vous n'arriverez à rien...
Il faut faire respirer l'oxygène sous pression et en espace clos...
-- Mais, monsieur l'inspecteur, nous avons déjà essayé chez quelques malades... Ce n'est pas possible ici.. ils vomissent... et puis ce n'est pas comme pour l'oxyde de carbone... La première indication nous semble, ici, de débarrasser les poumons de l'eau comme pour les noyés.
--Je sais ce que je dis,... vous emploierez mon procédé... Envoyez votre gestionnaire.
Il voit l'officier d'administration et, s'adressant directement à lui :
Vous, vous irez acheter dans le village tous les entonnoirs en fer-blanc que vous trouverez...
Puis à nous :
-- Envoyez-moi chercher immédiatement un entonnoir...
Ainsi fut fait. L'infirmier, terrifié, roula dans les escaliers, aplatit le premier entonnoir et remonta en chercher un second. Ropp le prit.
--Du coton !
-- Voilà, m'sieu l'inspecteur.
--Tenez, voyez-vous... Vous sertissez le pourtour de l'entonnoir avec du coton,...vous mettez ce qu'il faut,... pas? pour épouser le contour de la figure... Ça vous fait ainsi un masque hermétique... Vous avez compris?
--Parfaitement, m'sieu l'inspecteur.
Majestueuse, la limousine au moteur puissant s'en alla.
Nous essayâmes le « système Ropp ». Pas longtemps. Nos deux camarades du premier étage descendirent une demi-heure après et, inquiets :
--J'ai appliqué son truc. .. C'est.. . les malades ne peuvent pas le supporter... Ça les étouffe... On ne peut plus surveiller et déterger la gorge... Impossible de faire les tractions rythmées de la langue...
-- Faites comme moi... Je suis de votre avis... C'est... On n'applique pas l'oxygène à un suffoqué, à un noyé, comme à un intoxiqué par l'oxyde de carbone.
Nous avions d'ailleurs pour nous une vieille autorité scientifique, Gréhant, dont nous avions utilisé la méthode, et un jeune spécialiste, Terroine, qui conseillait d'ajouter à la méthode de Gréhant les tractions rythmées de la langue.
« On introduit dans une narine un embout convenable à occlusion complète qui communique avec le ballon d'oxygène. L'expiration se fait par l'autre narine qui sert ainsi de soupape naturelle ».
Nous aurons à la réunion médico-chirurgicale de la VIIIème armée (le D.A.L. avait changé de nom), le 5 juin, une communication à faire sur la thérapeutique employée par nous, et nous expliquerons devant Ropp attentif pourquoi nous avons dû rejeter le masque. M. l'inspecteur nous approuvera. Ropp, bourru, est un brave homme et un savant dont la loyauté ne s'entête pas.
*
* *
L'impression demeurait désastreuse sur le pronostic de nos malheureux suffoqués. Les quarante cercueils demandés arrivaient par dizaine.
Nous avions trois salles de malades très graves, deux au rez-de-chaussée, une au premier étage. Les hommes légèrement ou moyennement touchés avaient été réunis dans des locaux spéciaux sous la surveillance d'un seul médecins qui ordonnait l'ipéca, auscultait, et recommandait le repos absolu, puis venait aider ses camarades dans le traitement des moribonds.
Nous recommencions les saignées. Nous posions dans le dos des ventouses scarifiées que nous faisions mordre le plus possible. Nous n'avions pas hésité à monter à de très fortes doses d'ipéca, ayant constaté que les nausées fatiguaient, mais que le vomissement soulageait manifestement.
Et la nuit enveloppa la Maison des moines de son ombre sans qu'un autre cadavre fût allé rejoindre à la morgue les cinq malheureux qui y dormaient ce qu'on appelle le glorieux sommeil.
C'était, dans le « jardin des sœurs », un petit local que nous avions fait tendre de draps ceinturés d'une longue étoffe tricolore. Depuis notre arrivée à Dieulouard, il n'avait reçu que le corps du poilu tué par un obus en traversant le village et le léger cadavre d'un enfant écrasé par un camion.
Le lendemain, quand s'achemina vers le cimetière lorrain le cortège qui accompagnait les héros empoisonnés, cinq nouveaux corps y furent déposés.
Les autos sanitaires nous portaient toujours des suffoqués.
Certains n'avaient ressenti de symptômes graves que depuis quelques heures. La vague passée, à peine incommodés, desserrée la griffe qui les avait saisis à la gorge, ils avaient repris leurs occupations et l'inondation pulmonaire ne s'était déclenchée que vingt-quatre heures après. Ils soulignaient cette période de latence que nous avons indiquée dans notre premier chapitre.
L'ennemi n'avait pas jeté d'attaque d'infanterie derrière la vague toxique.
L'angoisse suraiguë s'était calmée.
Les nerfs cassés par les fatigues, nous avions le sentiment réconfortant que nos noires prévisions n'allaient pas se réaliser.
L'organisme d'un jeune soldat se défend avec acharnement. Dans la journée cinq malheureux succomberont encore, les deux derniers alors qu'ils semblaient devoir en réchapper. Une quinte de toux chez un malade qui respirait mieux, suivie d'un accroissement effrayant de la dyspnée qui le tua en quelques minutes. Chez l'autre, heureux de mieux respirer, un effort : il s'assied sur le lit et c'est la mort subite sans un cri.
Le mardi, sous un vent froid qui éparpillait une pluie légère mêlée de rares flocons de neige, les dernières tombes se fermèrent.
La petite église du village vit ce jour-là deux cortèges plus impressionnants que ceux de la célèbre poésie de Soulary. A huit heures, la population civile, dont la tenue fut admirable, se pressait à l'enterrement des pauvres poilus. Quelques heures après, elle assistait, dans l'église encore vibrante de l'encens des morts, au mariage d'une jeune Lorraine avec un artilleur.
Dans nos salles, le travail nous était plus doux.
C'était le troisième jour. Seuls quelques malades nous donnaient de l'inquiétude. Nos « observations », piquées au pied des lits, montraient chez la plupart une chute simultanée des trois courbes : de la température, du pouls et de la respiration, tandis que les urines augmentaient brusquement d'abondance.
Nos auscultations nous révélaient dans les poumons la disparition de l'inondation, de cette inondation dont la montée effrayait nos oreilles. Quelques signes nous indiquaient les points où l'eau suintait encore comme dans un paysage noyé par endroits quand la rivière s'est retirée. Les regards de nos rescapés se jetaient sur nous dès notre entrée, nous suivant ardemment, et nous les sentions glisser sur notre âme comme des rayons de soleil.
Nos locaux étaient pleins à craquer. Sur la route de Griscourt, nous avions ouvert une succursale de l'ambulance dans une très vaste construction servant d'école libre.
Nos malades légers y avaient été logés. Au chaud, allongés, mis au régime lacté, toussotant et crachotant, ils ne donnaient pas, eux, beaucoup de travail, et, sitôt que la température montait ou que les phénomènes pulmonaires s'accentuaient, Roch, qui régnait en maître dans notre « succursale », faisait brancarder le malade aggravé dans la « Maison des moines ». L'événement ne se produisit que trois fois, les « aggravés » s'améliorant d'ailleurs très vite.
Dès le troisième ou quatrième jour, la température se maintiendra normale, la respiration se stabilisera, le pouls continuera à descendre, franchira la ligne moyenne et, fixé autour de soixante et même cinquante pulsations à la minute, restera longtemps ralenti.
Nos malades conserveront, de cette violente atteinte pulmonaire, une asthénie prononcée. La moindre cause suffira à créer des ascensions brusques dans la courbe de leur température. Chez le soldat H..., cette courbe demeure normale jusqu'au sixième jour. Ce jour, par suite de l'encombrement, ce malade est changé de salle. Aussitôt après ce transfert la température fait un saut à 40° pour redescendre le lendemain. L'auscultation ne décèle rien d'anormal expliquant ce crochet. Le douzième jour, nouvelle ascension sans aucun symptôme à l'examen. L'enquête montre que ce jour-là H... a eu une visite qui l'a un peu agité. D'autres « observations » nous soulignent bien la fragilité tout à fait spéciale des suffoqués et leur susceptibilité à la moindre fatigue. Elles justifient pleinement les ordres du service de santé qui prescrivent de soigner les intoxiqués le plus près possible de la ligne de feu, en leur imposant le minimum de déplacement.
Devant la persistance du ralentissement du pouls,— de la bradycardie, — nous avons eu l'idée d'essayer des injections hypodermiques tardives. Nous avons pris trois séries de malades auxquels nous avons fait, à partir du quatorzième jour environ, quotidiennement, une injection hypodermique :
1° Aux malades de la première série, une ampoule de x centimètre cube de cacodylate de soude, 5 centigrammes ;
2° Aux malades de la deuxième série, une ampoule de 1 centimètre cube de sulfate de spartéine, 5 centigrammes ;
3° Aux malades de la troisième série, une ampoule de 1 centimètre cube de sulfate de strychnine,1 milligramme.
Les injections ont été continuées pendant une semaine.
L'effet a été très net et presque immédiat. Chez tous, relèvement du nombre des pulsations qui, le lendemain ou le surlendemain, ont été augmentées de dix à vingt par minute. Le résultat a été le même quel que soit le liquide employé. Nous avons, chez trois malades, au bout de six jours, changé le liquide injecté, et le résultat n'était pas modifié. Enfin, l'effet produit s'est maintenu après la cessation des piqûres.
Nous écrivions à ce sujet, en 1917 (VOIVENEL et MARTIN, La triple courbe de la température du pouls et de la respiration dans l'intoxication pat gaz suffocants (Le Progrès médical, 15 décembre 1917) : « Nous ne voulons pas tirer d'un si petit nombre d'observations des conclusions exagérées, mais il nous semble qu'il y aurait intérêt à renouveler et à compléter ces expériences dans des centres mieux installés et mieux outillés que le nôtre, où la tension artérielle pourrait être prise exactement et les malades conservés et suivis assez longtemps à ce sujet nous nous permettons de rappeler seulement les idées de M. Maurice de Fleury sur le mode d'action des injections hypodermiques, si magistralement exposé dans son beau livre : les Grands Symptômes neurasthéniques ».
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Le 15 avril, dans la matinée, une note de la direction du C.A. nous réclamait le plus rapidement possible un rapport statistique et un rapport scientifique.
A la suite de ce rapport et des comparaisons des décès et des procédés thérapeutiques utilisés dans les trois ambulances qui avaient hospitalisé les suffoqués, le médecin-principal de première classe Ovile chargea l'un de nous de faire une conférence aux médecins des formations sanitaires du C.A. sur les soins à donner aux gazés
Le professeur Vachigny nous confia les documents de « l'inspection des études et expériences chimiques », où nous nous initiâmes aux beaux travaux d'André Mayer, d'Achard et Flandin, de Terroine, de Magne et Plantefol.
La longue série des notes et circulaires médicales consultée aux bureaux du médecin divisionnaire nous dévoila quelques hésitations bien compréhensibles dans les indications thérapeutiques.
Les injections sous-cutanées d'oxygène (que nous avions cru pouvoir faire à quelques malades) étaient recommandées par le médecin-inspecteur général Chavasse (note du G.Q.G., 3 décembre 1915); et, dans un rapport du, professeur agrégé Letrouble consécutif à l'attaque allemande de Champagne du 19 mai 1916 nous trouvions : « On peut combiner les deux méthodes d'oxygénation (inhalations et injections). Dans les formes graves avec oedème pulmonaire suraigu, l'injection sous-cutanée s'impose, une barrière liquide empêchant l'oxygène de pénétrer jusqu'aux alvéoles pulmonaires ». Parfait, et nous nous félicitons. Las ! relisant la brochure d'Achard et Flandin, page 20, nous voyons :
« Expérimentalement, l'injection d'oxygène dans le rectum, sous la peau, dans le péritoine et aussi dans les veines n'a donné que des résultats nuls ».
« Sur l'homme, l'essai des injections sous-cutanées d'oxygène a été fait en grand et poussé au point de donner un emphysème sous-cutané généralisé. Il ne semble pas que, parmi les malades ainsi traités, il y ait plus de cas de guérison que parmi les non traités. L'impression favorable de certains médecins vient de ce que la comparaison de l'évolution est difficile sur des hommes inégalement atteints ».
« Des expériences de laboratoire ont montré ce qui suit : deux chiens du même poids sont mis dans la même dose de chlore ou d'oxychlorure pendant le même temps ; l'un reçoit de l'oxygène sous la peau, l'autre n'est pas traité ;
ils évoluent toujours de la même façon suivant la dose de toxique absorbée ».
Nonobstant ces expériences sur le chien, « au cas » comme on dit chez nous, nous avions demandé du matériel pour injections sous-cutanées d'oxygène. MM. Buot et Ovile avaient appuyé la demande, mais Ropp répondit :
« Inutile... S'en tenir à la notice thérapeutique officielle ».
Péremptoire :
Nous n'insistâmes pas, mais nous préparâmes un matériel de fortune et fîmes tout de même des injections, estimant n'avoir aucune chance à perdre de celles qui, ne faisant peut-être pas du bien, ne faisaient certainement pas du mal.
Les quelques rapports qui nous furent communiqués, d'ambulances ayant soigné des gazés, montraient des divergences inquiétantes. Alors que les uns préconisaient la morphine et les injections de sérum physiologique formellement interdits, « absolument proscrits » (Letrouble, Achard et Flandin), les autres accusaient le peu d'action des saignées. Ajoutons que les circulaires de Letrouble ne signalaient pas l'ipéca.
Notre conférence nous permit de rappeler qu'il fallait soigner les suffoqués comme des noyés et que la thérapeutique devait être ici, comme ailleurs, essentiellement pathogénique.
Nous insistions sur la nécessité de l'automatisation professionnelle en la circonstance. Les circulaires étaient en effet quelquefois mal lues et les notices trop vite feuilletées. Venait une surprise, on tâtonnait et chacun, pris par le fait qui ne laissait plus le temps de courir aux références, y allait de ses idées personnelles.
« Il faut, disions-nous, appliquer aux gazés une thérapeutique d'urgence avec un automatisme intelligent, et cet automatisme doit exister chez les infirmiers comme chez les médecins, il est essentiel qu'il y ait, à ce sujet, dans chaque formation, des équipes constituées comme le sont, les équipes chirurgicales. Ainsi, connaissant le poison, sachant les altérations organiques qu'il cause, ayant sous la main un matériel sans cesse vérifié et des infirmiers éduqués et habitués à votre idiosyncrasie professionnelle, vous pourrez sauver les malades (de très nombreux malades) en apparence désespérés ». Nous donnons comme appendice à ce chapitre la communication que l'un de nous, en collaboration avec le médecin divisionnaire, fit à la Société de médecine de Nancy.
Nous n'aurons plus rien de particulier à signaler jusqu'à notre départ de Lorraine, le dimanche 1er juillet 1917.
Nous nous en allions après deux mutations de médecins dans l'ambulance, deux mutations à histoire courte, mais savoureuse.
Zaoux ne demandait pas à partir pour l'intérieur. Mais un jour, on le trouva vieux, on le « releva » pour le remplacer par Sénech, d'une ville de Faculté proche. Ce Sénech, petit, sec et parcheminé, orateur abondant, était fils d'un médecin-inspecteur. Il nous annonça froidement qu'il resterait quinze jours à l'ambulance,... pas plus. « Ainsi fut fait ». Il voulait l'artillerie, car il aimait le cheval... Or, se trouvait au 218e R.A.C. un aide-major qui ne voulait pas quitter son groupe. Cet aide-major nous fut expédié… Il avait nom Planche. Sénech prit sa place. Planche réclama, ses chefs le soutinrent. Ropp fut inflexible, malgré une visite que lui fit... la victime. A la plainte officielle de Planche, un papier officiel répondit :
« Ce médecin, chef de clinique dans une Faculté, doit rendre plus de services dans une ambulance... ». En vertu de quoi, quelques semaines après, ledit chef de clinique fut envoyé comme médecin de bataillon dans un régiment d'infanterie de l'active.
Nous allions vers le Chemin des Dames.
Sur les syndromes cliniques de l'intoxication par les gaz suffocants (PAUL VOIVENEL et PAUL MARTIN, Le Progrès médical, n° 35 du 1er septembre 1917).
Dans la dernière attaque, l'ambulance 15 a hospitalisé x malades.
L'un de nous a communiqué à la VIIIe armée les résultats inespérément heureux de la thérapeutique que nous avons suivie.
Voici les résultats de nos constatations cliniques.
Les gaz employés par l'ennemi dans cette attaque appartiennent à la variété des gaz suffocants proprement dits, agissant comme le chlore et l'oxychlorure, électivement sur le poumon. Alors que dans l'intoxication par l'oxyde de carbone la lésion siège sur le globule, alors que dans l'intoxication par l'acide cyanhydrique (type des poisons généraux gazeux) la lésion, à effet immédiat, siège sur les cellules nerveuses, ici la lésion est la corrosion du poumon.
Le malade meurt par l'oedème suraigu du poumon.
II meurt comme un noyé. — Ses alvéoles et ses canaux bronchiques sont engorgés d'un liquide abondant et le traitement consistera avant tout à dégorger les cavités de l'arbre aérien (d'où : ipéca, saignée et importance relativement minime de l'oxygène).
C'est dire que le tableau clinique normal sera avant tout celui de l'oedème aigu du poumon, mais la gravité des cas est variable avec la quantité de gaz absorbée et l'idiosyncrasie du sujet.
Nous nous en tiendrons ici aux cas observés dans une ambulance divisionnaire de triage, c'est-à-dire dans la formation sanitaire la plus avancée, venant immédiatement après les postes de secours régimentaires.
Nous n'aurons donc rien à dire de la mort immédiate par action intensive des gaz (absorbés largement)/ et arrêt brusque de la respiration.
Nous croyons pouvoir diviser les formes cliniques en trois (suite p 104).
Depuis les dunes jusqu'au canal de Passchendaël
23 avril 1917
Chlore et phosgène (dans certains secteurs)
553 cas d'intoxications, dont 58 mortels.
58 par intoxication
Une nouvelle attaque par vague eut lieu dans la nuit du 23 avril 1917, dans la région de Nieuport, sur un front de 4 km, depuis les dunes jusqu'au canal de Passchendaël. Il y eu 3 vagues successives. La première eut lieu à 3h45 et dura 15 à 20 minutes. La deuxième fut émise à 10 minutes d'intervalle pour la même durée. La troisième fut plus courte et eut lieu seulement en certains points. Plusieurs attaques d'infanterie suivirent, mais leur effectifs fut faibles. D'après les caractères organoleptiques qui furent observés, on considéra que la vague était composée de chlore et d'anhydride sulfurique (ou Nebel-Stoff, une substance fumigène). Mais les jours suivant, le nombre de cas tardifs laissèrent supposer que la vague contenait une proportion de phosgène.
La vitesse du vent était bien trop élevée pour ce type d'opération (5 à 6 m/s) ; la vague n'a eu d'effets toxiques que sur une profondeur de 3 à 400 mètres. Aucune intoxication ne fut à déplorer au delà de l'Yser.
Extraits :
"Ce 23 avril, à 4h00, une alerte suivie d'émission de gaz est annoncée par Klaxon. Les sapeurs placent leur M2 et gagnent les parapets de la 1er ligne.
Un feu violent d'artillerie s'abat sur la ligne. A 5h00, une reconnaissance allemande débouche sur Mammelon vert ; elle est reçue par le feu des sapeurs et de l'infanterie et arrêtée net. Des cadavres allemands restent sur le terrain. Puis le feux se calme. La Cie perd 5 blessés, 5 tués et 66 intoxiqués. Le 25 avril, 17 sapeurs ayant pris part aux combats du 23 avril, sont évacués vers l'arrière en raison de symptômes d'intoxication retardée. Puis, le lendemain 26 avril, 5 autres sapeurs et le 27 avril, 5 autres sont évacués pour les mêmes raisons. Ces symptômes retardés sont attribués à la présence de phosgène dans la vague. Ces évacuations vont se poursuivent les jours suivants : 7 sapeurs le 29 avril, 4 le 1er mai, 9 le 2 mai, 5 le 3 mai, 3 le 6 mai, 2 le 9 mai".
29e DI : Il s'agit d'une attaque allemande précédée d'une émission de gaz. Elle a été particulièrement énergique sur les dunes, et aussi dirigée aussi sur les PA de l'Avenue et de l'Eclusette, sur le Mamelon vert et le Boterdijk. La durée de la première vague a été de 10 à 15 minutes sur le sous secteur de l'Yser, et de 20 minutes partout ailleurs. Partout, sauf à St Georges, elle a été suivie d'un intense bombardement d'artillerie (commencé à 5h00) a la suite duquel l'infanterie a débouché. A Mieuwendamme, une deuxième vague a suivie à 5h00 puis 5h30, sans aucune attaque d'infanterie. Dans les autres secteurs, nos 1er lignes renforcées au moment de l'alerte, ont toutes été évacuées au moment du tir d'artillerie, à 5h00. Dans tous les secteurs, des troupes d'assaut du Sturm Abteilung du Corps des Marines des Flandres ont débouchées par petits groupes, et ont tenté de prendre nos lignes ; ils y ont parfois pris pied mais ont été repoussés par la suite. Dans plusieurs secteurs, ils ont fait quelques prisonniers. Les troupes d'assaut allemandes laissent sur le terrain plusieurs morts, et parviennent à ramener les corps de nombre d'entre-eux dans leurs lignes. On compte approximativement au soir du 23 avril, 64 tués, 138 blessés, 15 disparus et 191 intoxiqués. Le nombre de ces derniers va sans cesse augmenter les jours suivants (Les chiffres de la 57e Brigade sont inconnus. La 58e Brigade (3e RI et 351e RI), 126 asphyxiés au soir du 23).
Les opérations chimiques par vagues gazeuses et leur incroyable déploiement technique sont des « parents pauvres » de l’Histoire de la Première Guerre.
Elles caractérisent pourtant si bien ce conflit, dans toutes ses dimensions, dans sa brutalité, son horreur, son aspect technique, industriel, son aspect de guerre totale et de masse, dans les traumatismes qu’elle a léguée, dans le paradoxe des progrès techniques qui ont été réalisés et j’en passe…
En dehors de l’attaque du 22 avril 1915 sur le saillant d’Ypres, il est en effet bien rare d’évoquer ces opérations qui restent finalement totalement ignorées de la plupart.
C’est dommage et c’est surtout une injustice pour ces dizaines de milliers d’hommes qui ont combattu autour de ces gigantesques opérations tellement à part, pour ceux qui y ont laissé leur vie ou qui y ont été meurtri dans leur âme et dans leur chair.
Il n’est évidement pas question de faire le tour de ces attaques ici, mais j’aimerai simplement évoquer quelques opérations autour des premiers mois de 1917 dans le secteur de Nieuport.
Probablement par hasard, deux Compagnies Z du Génie et des pionniers des Compagnies chimiques allemandes vont se retrouver en face, dans le cadre de préparations et d’opérations chimiques proprement dites.
Nous ignorons presque tout des préparatifs allemands en vue de ces attaques. Elles furent menées conjointement avec des troupes du Corps de Marine des Flandres, son détachement d’assaut et des pionniers des compagnies chimiques.
Le détachement d’assaut du Corps de Marine des Flandres, ou Sturm-Abteilung du Marine-Korps, fut créé par ordre du jour du 15 juillet 1916. 300 hommes furent prélevés sur les 3 régiments d’Infanterie de Marine, les 5 régiments de fusilliers Marins ainsi que des compagnies du Génie du Marine-Korps.
Stationnés à De Haan, ces hommes reçurent une formation de six semaines en vue de former une troupe d’élite. A l’issue de cette formation, les 100 meilleurs soldats furent sélectionnés et constituèrent un Sturm-Abteilung. Ils reçurent leur baptême du feu à compter du 20 octobre 1916. La création du Sturm-Abteilung fut officialisée par ordonnance le 11 février 1917.
Ces hommes furent ainsi engagée dans l’opération « Feldpost » à partir du mois de mars 1917.
Les troupes françaises du Génie destinées à mettre en œuvre une opération chimiques sont appelées les compagnies Z ; elles ont au nombre de 9 à cette date.
En général, les opérations chimiques sont préparées un à deux mois à l’avance sur le terrain. On lâchait le gaz à partir de cylindres d’acier disposés en première ligne. Les cylindre étaient soit de petit modèle (25 à 30 kg) et portés en ligne avant l’attaque à partir d’abris préalablement préparés et disposés sur des positions également aménagées auparavant. Soit de grand modèle (70 kg), disposés dans des abris profonds de plusieurs mètres et creusés environ tous les vingt mètres sur plusieurs km de long.
La préparation du terrain exigeait des semaines de travail dans des conditions parfois inouïes, sous les bombardement, en première ligne, dans la discrétion la plus poussée. Les bouteilles étaient amenées de nuit dans les abris, de façon à ne pas être repérées par l’ennemi. Elles étaient regroupées par groupe de 6 à un collecteur et reliées à un seul tuyau d’émission. Ces dispositions permettaient ainsi d’obtenir des concentrations de gaz bien plus importantes que la technique allemande, notamment en regroupant les bouteilles sur des nourrices.
Les pionniers allemands se contentaient de placer leurs bouteilles par groupe dans des niches creusées au fond des tranchées. Seule l’extrémité des cylindre dépassait et chacune était relié à une tubulure souple. La préparation était plus simple mais les concentrations de gaz obtenues plus faibles.
Le 31 bataillon Z du Génie rejoint le secteur de Nieuport.
Le 15 avril 1917, le 31e Bataillon du Génie constitué des Cies 31/1 et 31/2 est désigné pour une opération chimique dans le secteur de Nieuport occupé par la 79e D.I.. Le bataillon débarque le 17 avril en gare de Furnes en Belgique et part cantonner au camps de Champérimont à l’ouest de Dunkerque.
Le 19 avril, le piquetage des abris commence. Le secteur de la 31/1 est situé entre le centre Albert et la mer du Nord, représentant 131 abris (d'un point situé à 50m à droite du boyau Verrières à un point situé 60m à gauche du boyau Michel). La configuration du terrain étant particulière, il s'agit de dunes de sable, la construction d'abris classiques s'avère impossible. On envisage donc la construction de caisses abris et de postes d'émission constitués de sacs de sable. Chaque poste comprend 12 bouteilles, 6 de chlore et 6 de mélange chlore et phosgène. La 31/2 prend le secteur : Mammelont vert-point G. 1536 bouteilles doivent ainsi être disposées, soit 61 tonnes de gaz sur un front total pour les deux Cies, de 2650 m.
Le 23 avril, en fin d’après midi, les sapeurs sont en ligne, travaillant à la construction des abris d’émission. Vers 16h00, tout le secteur retenti des klaxons d’alerte. Aucun doute possible, les hommes réalisent en quelques secondes qu’ils sont pris dans une attaque au gaz. Chacun se précipite sur son masque M2 et sous les ordres des sous-officiers, s’équipent et saisissent leurs armes pour se précipiter aux parapets des tranchées de première ligne.
Dans le secteur de la 31/1, la vitesse du vent est élevée. Les hommes ne ressentent aucune odeur et on ne déplore aucune perte.
La 31/2 n’a pas cette chance. Elle est prise directement sous le vent qui porte la vague de gaz. Un bombardement d’artillerie est déclenché sur la ligne et rend la position extrêmement difficile à tenir. La vague dure une vingtaine de minutes pendant lesquelles les sapeurs et les fantassins restent en première ligne. Puis, elle s’interrompt pendant une dizaine de minutes et reprend à nouveau pour quinze à vingt minutes. Sur ordre, les 2e et 3e sections se replient sur la position L2, tandis que la 1er reste en ligne avec les fusiliers marins.
Par intermittence selon les secteurs, la vague est accompagnée d’émission de fumigènes qui obscurcissent le paysage et plonge les hommes dans une atmosphère d’apocalypse. Tous sont aux aguets et tentent de distinguer ce qui se passe du côté des tranchées allemandes.
Puis tout s’interrompt de nouveau. Le vent balaye rapidement les panaches de fumée qui entouraient encore les hommes quelques minutes auparavant. Les sapeurs conservent leur masque au visage et scrutent les tranchées allemandes, au travers de leurs oculaires embués. Au fur et à mesure que le calme revient, la tension augmente chez les hommes.
5h00, subitement, l’azur semble déchiré par un nouveau vacarme assourdissant ; le bombardement d’artillerie redouble de violence et s’étend sur tout l’arrière du secteur, finissant d’isoler les hommes des premières lignes du reste du monde.
Simultanément, des groupes de fantassins allemands sortent de leurs lignes et par petits groupes compacts et résolus, s’approchent des lignes françaises et tentent de s’en emparer. Les sapeurs tirent, un combat se déclenche, violent dans certains secteurs où les groupent allemands débouchent dans les tranchées et tentent de faire des prisonniers. Ces hommes appartiennent au détachement d’assaut du Corps de Marine des Flandres ; ils sont particulièrement entraînés à ce type de combat et sont là pour en découdre avec les français. A plusieurs endroits, ils gagnent les lignes françaises et affrontent directement leurs occupants. Ils parviennent à faire des prisonniers mais laissent de nombreuses victimes dans les tranchées et devant la pugnacité des défenseurs, finissent par abandonner le combat et reviennent dans leurs lignes en emportant avec eux nombre des corps de leurs camarades.
Au soir du 23 avril, les pertes sont lourdes : la Cie perd 5 blessés, 5 tués et 66 intoxiqués. Au niveau de la 29e Division, on compte 64 tués, 138 blessés, 15 disparus et 191 intoxiqués.
Le nombre d’intoxiqués va sans cesse augmenter les jours suivants (Les chiffres de la 57e Brigade sont inconnus. La 58e Brigade (3e RI et 351e RI), 126 asphyxiés au soir du 23). La vague contenait en effet du phosgène, un gaz inodore très insidieux qui a la particularité de provoquer des intoxications retardées plusieurs jours après avoir été inhalé.
Ainsi les évacuations vont se poursuivent les jours suivants au sein de la Compagnie 31/2 : le 25 avril, 17 sapeurs ayant pris part aux combats du 23 avril, sont évacués vers l'arrière en raison de symptômes d'intoxication retardée. Puis, le lendemain 26 avril, 5 autres sapeurs et le 27 avril, 5 autres sont évacués pour les mêmes raisons. 7 sapeurs le 29 avril, 4 le 1er mai, 9 le 2 mai, 5 le 3 mai, 3 le 6 mai, 2 le 9 mai, portant le total à près de 150 intoxiqués évacués, plus du tiers de l’effectif.
En raison de ces intoxications retardées et de la difficulté à déterminer l’ensemble des unités en ligne à ce moment, il reste difficile de préciser le nombre total de victimes. A minima, on déplore 553 intoxications graves dont 58 mortelles sur les troupes en présence, mais en réalité probablement plus. Et pourtant, la vitesse du vent était bien trop élevée pour ce type d'opération (5 à 6 m/s) ; la vague n'a eu d'effets toxiques que sur une profondeur de 3 à 400 mètres et aucune intoxication ne fut à déplorer au delà de l'Yser.
Rapport de la 29e DI : Il s'agit d'une attaque allemande précédée d'une émission de gaz. Elle a été particulièrement énergique sur les dunes, et aussi dirigée aussi sur les PA de l'Avenue et de l'Eclusette, sur le Mamelon vert et le Boterdijk. La durée de la première vague a été de 10 à 15 minutes sur le sous secteur de l'Yser, et de 20 minutes partout ailleurs. Partout, sauf à St Georges, elle a été suivie d'un intense bombardement d'artillerie (commencé à 5h00) a la suite duquel l'infanterie a débouché. A Mieuwendamme, une deuxième vague a suivie à 5h00 puis 5h30, sans aucune attaque d'infanterie. Dans les autres secteurs, nos 1er lignes renforcées au moment de l'alerte, ont toutes été évacuées au moment du tir d'artillerie, à 5h00. Dans tous les secteurs, des troupes d'assaut du Sturm Abteilung du Corps des Marines des Flandres ont débouchées par petits groupes, et ont tenté de prendre nos lignes ; ils y ont parfois pris pied mais ont été repoussés par la suite. Dans plusieurs secteurs, ils ont fait quelques prisonniers. Les troupes d'assaut allemandes laissent sur le terrain plusieurs morts, et parviennent à ramener les corps de nombre d'entre-eux dans leurs lignes. On compte approximativement au soir du 23 avril, 64 tués, 138 blessés, 15 disparus et 191 intoxiqués. Le nombre de ces derniers va sans cesse augmenter les jours suivants (Les chiffres de la 57e Brigade sont inconnus. La 58e Brigade (3e RI et 351e RI), 126 asphyxiés au soir du 23).
Trois sapeurs seront cités à l’ordre de l’armée pour faits héroïques ; Yésou Yvon (qui trouva la mort ce 23 avril), Roblin Toussaint et Pelleter Jean, tous deux grièvement blessés. Deux hommes seront décorés de la croix de Guerre avec palme, Chevalier Jean-Théodore et Gilet Emile.
Les travaux de préparation de l’attaque se poursuivent malgré tout les jours suivant. Il est convenu que l’opération sera renforcée par une émission par matériel léger si les conditions le permettent. Le 19 mai, les chefs de section procèdent au piquetage pour cette émission. Le portage des bouteilles en ligne débute le 27 et s’achève le 31 mai. Un poste de douze bouteilles est placé tous les dix mètres, de façon à obtenir une concentration maximale de gaz. Certains postes ne seront pas équipés de bouteilles, le service météorologique constatant des remous dans certains secteurs.
Alerte et attaque sur les lignes allemandes
Le 31 mai, alors que les hommes sont redescendu des tranchées, les compagnies sont mises en alerte, les conditions atmosphériques étant favorables. Les hommes s’équipent à nouveau et montent en ligne en emportant les bouteilles de petit modèle. Les sapeurs gagnent les abris et mettent en place la tuyauterie sur les bouteilles dans le silence le plus complet ; le matériel est vérifié et chacun se tiens prêt. Le chef de bataillon à son PC est en liaison constante avec chaque section où un météorologiste le tiens informé en permanence de la vitesse et de la direction du vent. L’opération n’est décidée que si les conditions favorables se maintiennent.
En début de soirée, l’émission par matériel léger est annulée, mais l’opération est maintenue et fixée à 22h30. Les hommes sont prévenus, chacun ajuste sa montre et vérifie à nouveau son matériel. Les masques Tissot sont vérifiés à nouveau, la vie des sapeurs en dépend. Comme toujours, l’attente est interminable dans les 263 postes, tous séparés de seulement dix mètres. 22h30, le signal est donné et un bombardement d’artillerie est déclenché sur les premières lignes allemandes. Il doit couvrir par ses détonations le bruit d’échappement du gaz des bouteilles, puis s’interrompre brutalement au moment où la vague aborde la tranchée allemande. Croyant à une attaque d’infanterie, les allemands devraient bondir de leur tranchée et sauter sur leur parapet et ainsi se faire surprendre par le gaz arrivant sur eux.
Près de 1600 bouteilles sont ouvertes simultanément. Elles libèrent un mélange de chlore et de phosgène qui gagne doucement les lignes allemandes. Le vent est favorable, sa vitesse est parfaite 1,6 à 1,2 mètres/seconde dans le secteur de la Cie 31/2, jusque 2,4 m/s dans celle de la 31/1. Quelques postes doivent fermer leurs bouteilles, le vent étant si faible que quelques retours de gaz se produisent. Dans ces conditions, la concentration en toxique est maximale ; la vague reste collée au sol, ne se disloque pas et ne se dilue pas. Le risque de retour de gaz est également très grand et la vigilance est extrême. L’étude des vents du secteur réalisée avant les opérations et le suivi en continu de l’évolution de sa vitesse, sa force et sa direction doit permettre de suspendre l’émission dans les postes qui deviendraient exposés en cas de changement.
La vague aborde les premières tranchées allemandes en quelques minutes. Tout semble calme, seul le sifflement de vidange des bouteilles est audible au travers des explosions d’artillerie et la nuit enveloppe tout le champs de bataille sans que l’on puisse distinguer les lignes adverses. 22h35, première réaction ennemie, des sirènes, des klaxons, des cris. Nombre de fusées éclairantes sont tirées et illuminent le terrain entièrement recouvert au-delà des lignes françaises par un brouillard très épais, restant collé au sol et progressant doucement sur le secteur allemand.
Les feux de mousqueterie débutent dans les dix premières minutes et s'éteignent tous pendant le reste de l'émission. A la fin de l'émission, seul les tirs d'artillerie lourde persistent. Pour la première fois, l'infanterie et l'artillerie de tranchée (en dehors de l'artillerie lourde située à plusieurs kilomètres en arrière) sont complètement anhilées dès les premières minutes de l'opération. Mais les canons placés plus en arrière réagissent considérablement et exécutent des tirs très puissants sur la première ligne et les boyaux adjacents. Le bombardement devient excessivement violent à partir de 23h00 et sous les explosions, les six dernières bouteilles sont ouvertes à 23h10. L’opération s’achève à 23h30.
Sur tout le front d'opération, des reconnaissances dans les lignes adverses sont prévus pour vérifier les résultats ; c’est une pratique courante après les attaques par vague. Les hommes qui y participent sont volontaires et savent que l’entreprise est extrêmement périlleuse. En général, les tranchées allemandes sont en partie évacuées pendant l’émission de la vague, mais les hommes restent sur le qui-vive et réinvestissent la première ligne à la moindre alerte, les mitrailleuses tirent alors sans cesse, l’artillerie balaie le terrain et les grenades pleuvent à l’approche des lignes allemandes.
Les reconnaissances du 165e RI et du 3e RI. restent bloqués dans leur tranchées par des tirs de mitrailleuses très nourris qui bloquent sur place les troupes qui franchisent le parapet. Impossible d’exécuter la mission.
Seul le groupe de reconnaissance du 141e RI réussit à sortir des tranchées et revient au bout de 20 minutes ; selon ses rapports, l'opération a donnée d'excellents résultats. Les hommes se sont dirigés vers un petit poste allemand situé en avant des lignes ennemies. Ils ont pu l’investir sans problème et sur place ils ne trouvent que des cadavres allemands (trois), manifestement intoxiqués.
Les archives du marine Korps (composé de deux divisions de Marine, trois Marine-Infanterie Rgts, cinq Matrosen Rgts et deux Matrosen Artillerie Rgts) ont aujourd'hui disparues. Les historiques édités après guerre et relativement peu précis des 3 Marine-Infanterie Rgts et du 2 Matrosen Rgt, font état de plusieurs dizaines de décès dans la période (près d'une quarantaine), alors que ces régiments n’étaient vraisemblablement pas en ligne à ce moment, mais dans des positions de repos en arrière.
On dénombrera 39 intoxications au sein de la Cie 31/1, essentiellement par déplacement des appareils de protection consécutif aux souffles des explosions de munitions allemandes pendant le bombardement, cinq morts, 12 blessés, deux brûlés. Au total, c'est 5 tués, 31 blessés, deux brûlés (par des fuites de gaz liquide au niveau des bouteilles) et 43 intoxiqués que le 31e Bataillon du Génie compte. La 29e DI déplore également 18 intoxiqués dans ses rangs.
Le 1er juin, le bataillon est alerté pour effectuer une deuxième émission avec le matériel du type léger entreposé dans les caves de Nieuport-bain aux environs de l’église. Les Compagnies quittent le camps de Champermont à 20h00 en camion et gagnent les caves de Nieuport. Elles montent en ligne sur le même front que la veille et sont prêtent à opérer à 22h50. Mais l'émission est remise en raison de la mauvaise orientation du vent.
Le 3 juin, nouvelle alerte à 18h00, le vent semblant une fois de plus favorable.
Il faut porter en ligne 160 bouteilles par section, 480 par compagnie soit 960 pour le bataillon. Les tuyaus d’éjection en plomb avaient été roulés autour de la partie supérieure de la bouteille et des tringles en bois de 1 mètre de long disposées par paquet de 16. Ces tringles servaient à assurer la rigidité du tuyau placé sur le parapet. A 20h, les hommes se rendent en camion aux abris d’attente ; ils seront renforcés par 600 hommes de l’infanterie qui aideront au portage.
Les hommes sont chargés des bouteilles dans l'ordre de leur numéro de poste, et dirigés sous le commandement de leurs caporaux ou sous officier vers les premières lignes, masque au cou. Les caporaux portent l’appareil Vermorel chargé au sel Solvay. Les bouteilles sont montées sur la banquette de tir ; accolées par 4 et revêtues de 18 sacs de sable. Les 4 tuyaux d'éjection sont maintenus sur le parapet par des sacs de sable et le système de perche. Cette installation nécessite 15 à 20 minutes et surtout le silence absolu.
Si les conditions météorologiques deviennent optimales, l’opération sera déclenchée. Le vent ne doit pas dépasser les 2 m/s, sous peine de diluer la vague et de la rendre moins efficace. Sa direction et sa force doit rester constante. Les sapeurs sont maintenant aguerris pour ces opérations, mais l’attente reste affreusement longue. Les conditions propices se maintiennent, les ordres sont donnés, l’heure est fixée à 1h00. Puis, un premier contre-ordre avance l’opération à 0h30 et un second à 0h45.
Le 4 juin à 0h45 du matin et sous un vent favorable de 1,2 à 1,65 m/s, l'opération est enfin déclenchée. Les sapeurs ouvrent le robinet de toutes les bouteilles et la nappe se forme juste devant la tranchée et roule vers les lignes ennemies ; en quelques secondes, elle l’aborde et l’envahie.
La vague continue de progresser dans d'excellentes conditions et aucun signe d'alerte n'est perçu chez l'ennemi avant 0h53, soit 8 minutes après le début de l'émission ; l'ennemi semble complètement surpris. L'artillerie adverse réagit alors en étendant son tir sur le secteur de la Briquetterie et sur le saillant de Boterdijk, puis les mitrailleuses entrent en action ; le vacarme devient assourdissant.
A 0h58, au nord ouest du Mamelon vert, dans le Polder, on remarque des lueurs provenant de la combustion de feux de bois. Les Allemands tentent par ces moyens de briser la vague et de la disperser hors des tranchées. Le tir d'artillerie s'étend alors sur ce secteur et atteint une extrême violence, en s'attachant à la destruction de la ligne L1. Sur place, c’est l’enfer et les obus bousculent tout. Finalement, le calme se rétablit dans le secteur après 1h45.
Au début de l'émission, à 0h47, un Allemand sans masque se présente dans la tranchée française à l'ouest de la Maison du Cèdre. Il faisait partie d'une section de pionniers de corvée en première ligne. Surpris par l’émission, il s'est rendu rapidement plutôt que de revenir 300m en arrière où il avait laissé son masque. Il parcourt ainsi les premiers mètres en direction des lignes françaises en gardant sa respiration mais doit se résoudre à inhaler sur la fin de son parcourt, pendant quelques dizaines de secondes, l’air vicié. Il étouffe, tousse et arrive à bout de souffle dans la ligne française où il se rend.
La reconnaissance prévue par le 141e RI part à l'heure comme convenu. Elle doit gagner les tranchées ennemies et observer les effets de la vague. A peine sortie de la tranchée, les hommes aveuglés par la fumée et la poussière et incommodés par les effluves de gaz, dévient de la route prévue et passent à côté de la brèche pratiqué dans le réseau. Ils se heurtent alors à un réseau de fils intacts, qu'ils essaient de cisailler. Mais les hommes se font repérer ; une mitrailleuse ennemie entre en action et tue un sergent dont le corps reste entre les lignes.
Le groupe de reconnaissance du 3e RI ne peut sortir des tranchées en raison d'un tir de barrage de l'artillerie et des tirs des mitrailleuses, ainsi que d'une fusillade nourrie partant de la tranchée de Lombartzyde, fortement garnie. Le groupe du 165e RI avait reçu l'ordre de ne pas marcher, le gaz ne pouvant pas atteindre la grande dune comme il avait été convenu d'abord, en raison de l’orientation du vent pendant l’émission. Le lieutenant Babillotte demanda tout de même l'autorisation de tenter le coup de main, mais sa demande fut faite trop tard. Quant au pionnier allemand qui travaillait sur son réseau et qui fut surpris par la vague, il a été interrogé par le sapeur Biard, qui a pu recueillir de nombreuses informations. Malheureusement, intoxiqué par la nappe pendant quelques dizaines de secondes, il devait décéder dans la nuit.
Les pertes françaises comptabilisées pour la 29e DI, suite à cette opération, sont de 22 intoxiqués, 20 blessés et 5 tués ; le 31e Bataillon du Génie 3 tués et 8 blessés.
La nuit du 5 au 6 juin, le vent étant nettement favorable aux Allemands, les hommes de la Cie montent en ligne pour la corvée de portage destinée à ramener à l’arrière le matériel d’émission de la veille, munis de deux masques M2 et en armes. Une attaque allemande par vague est à craindre et tous s’y sont préparé. Les hommes font leur maximum pour récupérer le matériel dans un secteur bouleversé par l’artillerie, mais ils se font repérer.
En effet, la corvée est sur le point de s'achever lorsque le 6 juin, à 0h35, tout le secteur sonne l'alerte ; l'émission de gaz allemande attendue est déclenchée. Un violent tir d'artillerie se déchaîne ensuite et s'étend à tout le secteur, avec des obus de tous calibre et des obus lacrymogènes.
La première émission est émise à 0h30 et touche plus particulièrement le Polder et tout le sous secteur de Nieuport ville. Une deuxième émission se produit à 1h15 et touche plus particulièrement Nieuport bains.
Le calme ne revient qu'à 1h45. La compagnie 31/2 éprouve les pertes suivantes durant l'opération : 2 blessés et 15 intoxiqués. La 31/1 n’en déplore aucune alors que les pertes de la 29e DI sont élevées : 255 intoxiqués, 39 blessés et 19 tués.
Le soir, un coup de main ennemi est tenté sur Boterdijk entre 21h00 et 21h30. Les hommes trouvent L1 vide et y subissent des pertes. Ils abandonnent le cadavre d'un des leurs, appartenant au 3e Marine-Infanterie Rgt.
Le 13 juin, après avoir replié son matériel, le bataillon quitte le secteur pour être mis au repos.
Le 20 juin, la Cie 31/2 est citée à l'Ordre de l'armée pour le motif suivant :
"Compagnie 31/2 du 31 Bataillon du Génie sous le commandement du capitaine Bertraud, du lieutenant Roby et des sous-lieutenants Rault et Ferraud, surprise par une émission de gaz suivie d'attaque au moment où elle exécutait des travaux d'installation en première ligne, a immédiatement et spontanément pris une part active à la défense des tranchées, a énergiquement contribué à rejeter les éléments ennemis qui y avaient pénétré et à fait preuve de la plus belle attitude sous un bombardement très violent. A par la suite participé avec beaucoup de dévouement à l'évacuation des blessés. "
Le 10 juillet, un détachement de la Cie composé d'un officier, de 3 adjudants, 3 sergents, 3 caporaux et 4 sapeurs part en mission spéciale, défiler le 14 juillet devant le Président de la République.
Le 16 juillet, le bataillon embarque pour gagner la région de Saint Quentin préparer une nouvelle émission.
idem vague du 23 avril
6 juin 1917
Chlore et phosgène (appareil Kling)
255 intoxiqués plutôt légers
Peu ou pas ; 19 tués le jour de l'opération
Ce fut dans le même secteur que les pionniers libérèrent leur nuage gazeux, le 6 juin 1917. Il y eu à nouveau 3 vagues successives ( à 0h40 pour une durée de 20 minutes ; à 1h15 pour une durée de 15 minutes; à 1h45 pour une durée plus courte). La vague présentait un couleur blanche ; elle contenait également de l'anhydride sulfurique (Nebel-Stoff). L’appareil Kling à prélèvement automatique fut déclenché ; il permit de caractériser le phosgène, présent à près d’une partie pour deux de chlore. On comptabilisa 367 victimes. Cette attaque eut lieu quelques jours après deux vagues gazeuses libérées exactement dans le même secteur par les unités Z françaises.
Voir l'historique de la Cie 31/2 pour plus de détails.
Lisière nord-ouest du bois de Mort-Mare
1er juillet 1917, vers 1 heure du matin
386 (400 à 500 selon d’autres sources).
127
Une nouvelle attaque fut déclenchée dans la nuit du 1er juillet 1917 vers 1 heure du matin, dans la région de Seicheprey, à la lisière nord-ouest du bois de Mort-Mare. Le front s’étendait sur 5 km. Les pertes furent de 386 hommes (400 à 500 selon d’autres sources) dont 127 décès.
26 septembre 1917.
Chlore et chloropicrine, 8 tonnes (d’après Olivier Lepick)
Cette dernière attaque par vague gazeuse sur le front occidental à lieu dans des circonstances particulières. Le gaz est libéré dans des galeries d’une mine de charbon en activité dont les couloirs sont occupés par les Français, les Anglais et les Allemands. Le mélange gazeux se concentra dans les parties les plus basses de la mine où des soldats britanniques et des mineurs français périrent asphyxiés.
En définitive, on sait peu de choses sur ces attaques par vagues. Les archives allemandes ayant disparues à la fin du second conflit mondial, c’est essentiellement au travers des archives françaises que se trouve les sources les plus intéressantes pour étudier ces opérations. A ce jour, de nombreux points restent flous.
Ainsi, il semble toujours légitime de s’interroger sur la nature des substances toxiques utilisées lors de ces opérations. Selon O. Lepick[1] , le phosgène fut systématiquement ajouté au chlore à partir du mois d’octobre 1915 (et même dès l’été 1915 sur le front oriental). Les services chimiques français ne caractériseront pourtant la présence de ce toxique qu’au début de l’année 1917. La présence de ce corps dans le nuage gazeux en augmentait considérablement la toxicité et son apparition marquait une étape très significative dans ce conflit. Etant bien moins réactif que le chlore, il était bien plus difficile de s’en protéger ; de fait, les appareils protecteurs français et allemands ne purent filtrer ce toxique qu’à partir du début de 1916. Et pourtant, les attaques de la fin de l’année 1915 (sur des troupes non protégées contre le phosgène) ne furent pas plus meurtrières que celles de 1916 ou 1917. Au contraire, le nombre de décès parmi les hommes intoxiqués semble augmenter considérablement tout au long du conflit.
Les services chimiques français s’appuyaient sur de nombreuses observations pour tenter de déceler la présence d’autres substances que le chlore dans les vagues allemandes : caractères organoleptiques du gaz, capacité résiduelle des compresses neutralisantes des masques vis à vis d’une substance, désinfection correcte des abris après pulvérisation de solution d’hyposulfite de soude (qui ne neutralise que le chlore), caractérisation chimique et dosage grâce aux appareils à prélèvement automatiques. De nombreuses recherches furent menées pour caractériser le phosgène en fonction des phénomènes cliniques chez les victimes, ou grâce à des réactions sur des éléments extérieurs ; elles restèrent toutes vaines. Cela ne permet pas d’écarter définitivement l’utilisation du phosgène dans la majeure partie des attaques. Il est en effet possible, qu’insuffisamment stabilisé, ses effets se soient rapidement dilués dans l’atmosphère alors que le nuage de chlore poursuivait son chemin.
En terme de statistiques, l’étude des pertes en hommes sur les différentes opérations n’apporte pas d’éléments nouveaux ; seul la proportion de pertes en fonction de l’effectif soumis à la vague pourrait nous éclairer. Malheureusement, nous ne le connaissons que trop rarement, et par ailleurs, il est très difficile à chiffrer et source de nombreux biais (il peut varier du simple au triple selon les rapports). Reste le nombre des pertes et des décès ; ces chiffres se révélant bien plus fiables. Cela nous amène à constater que la mortalité parmi les pertes augmenta sensiblement tout au long des opérations, et ce malgré les efforts considérables réalisés dans le domaine de la protection individuelle et dans l’éducation des troupes. Nous supposons que le phosgène ne fut qu’inconstament utilisé contre les troupes françaises qui, théoriquement, par la composition des compresses neutralisantes, possédait des appareils protégeant contre cette substance. Nous le verrons, cela ne fut vrai qu’à partir de la distribution du masque TN en janvier 1916, mais cela, les scientifiques allemands l’ignoraient certainement. A l’inverse, après l’épisode de la deuxième bataille d’Ypres, le phosgène pourrait avoir été systématiquement utilisé sur les troupes britanniques qui ne possédaient pas d’appareil efficace contre cette substance jusqu’en août 1916. Par ailleurs, les Allemands étaient certainement très réservés quant à l’usage du phosgène dans leurs vagues, la cartouche filtrante de leur masque étant peu performante à l’égard de cette substance. En cas de saute de vent, ce qui ne manqua pas de se produire, leurs troupes étaient particulièrement vulnérables à la présence de ce toxique.
Décompte une semaine après.
424
42,4%
198
19,8%
46,7%
[1] La Grande Guerre Chimique, PUF, 1998.
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