| |
|
Études des caractères physiologiques
des gaz de combat, Historique |
|
|
Avant le premier conflit mondial, il n'existait aucune classification
des substances chimiques en fonction de leur toxicité ou de leur
caractère agressif. Les données disponibles étaient essentiellement
issues de l'observation des manipulateurs et des chimistes.
La première tentative de taxinomie remonte à la Commission des
Matières puantes en France en 1905. Les différentes substances candidates
aux essais furent classées dans cinq catégories : gaz asphyxiant, gaz
délétère, matière corrosive, matière puante et matière incendiaire (Les
innovations françaises). De nombreuses erreurs et confusions furent
commises, en raison de l'absence d'essais systématiques ; les
membres de la Commission se soumettaient directement aux effets des
substances et notaient leurs impressions. Ainsi, et particulièrement chez
les Alliés, la confusion la plus complète régna dans les premières
mois de recherches en 1915, où l'on confondait toxicité, action
suffocante, action lacrymogène, action délétère, etc...
Dans un premier temps (dès 1915 en France et probablement avant en
Allemagne) , les scientifiques cherchèrent à catégoriser un produit en
fonction de son action létal ou non. Remarquons que certains "gaz de
combat" sont encore classés selon ces critères, qui ne
correspondent en réalité à rien. Toute substance possède une capacité
létal, tout est fonction de la Dose reçue, et même des composés
tel l'eau, l'alcool ou le sel (chlorure de sodium) sont des agents
létaux, à dose importante. Ces erreurs de jugement seront à l'origine
de nombreux égarements dans les premiers mois du programme chimique
français. Voir : prélude
à la Guerre chimique, la
diversification des substances toxiques, Mise
en place et organisation des études, Les
munitions chimiques françaises.
Des notions tel que toxicité aiguë, sub-aiguë ou chronique étaient
inexistantes. On doit cependant la première classification de toxicité
à un chimiste allemand, Fritz Haber.
La constante de Haber
Jusqu'à la fin du conflit, les essais de munitions chimiques en
Allemagne avant leur adoption, répondaient à des tests subjectifs et
empiriques. Une fois que les caractéristiques d'une substance
était jugée intéressante et après quelques essais sur des
animaux et des volontaires, on chargeait la dite substance dans une
munition d'artillerie. Sur un terrain de manoeuvre, on faisait détonner
simultanément une certaine quantité de ces munitions et des volontaires,
protégés ou non d'appareils respiratoires, se rendaient immédiatement
sur le lieu des explosions pour se soumettre aux effets des vapeurs
toxiques. Ces essais réels avaient également pour but
d'impressionner les représentant officiels qui assistaient à ces essais,
comme ceux de l'OHL et de la Commission d'artillerie (Artillerie Prüfungs
Kommission). Fritz Haber et Carl Duisberg furent ainsi fortement
intoxiqués à la suite de certains de ces essais (voir : prélude
à la Guerre chimique). En France, les premiers essais se
déroulèrent de la même façon (voir Artillerie
française, Substances et les essais de juin 1915).
Quand une substance, au regard de ses propriétés, apparaissait comme
utilisable dans la guerre chimique, une petite quantité était préparée
au Kaiser-Wilhelm-Institut (KWI), de l'ordre de 40 à 50 grammes. En
dehors des laboratoires de la firme Bayer de Leverkusen, il ne semble
qu'aucun autre que ces deux entités ne participa aux recherches. La
substance était ensuite testée dans une chambre en verre de 20m3,
où l'on vaporisait la quantité voulue ; on observait les effets sur des
souris, des chats ou des singes. Les expériences permettaient de
déterminer pour chaque substance la concentration et le temps nécessaire
d'exposition pour obtenir un effet létal. Par la suite, une chambre
d'explosion permettant d'y faire détonner une munition à l'essai et d'amener
le gaz issu de la détonation dans la chambre, fut aménagé.
Les essais se poursuivaient également sur des hommes. Certains
entraient dans la chambre sans protection, d'autres avec différents types
de masques, allemands, anglais ou français. Ils devaient essayer de
séjourner le plus longtemps possible dans la chambre. Quarante expérimentateurs
différents étaient employés pour ces essais ; aucun ne pratiquait plus
d'un test par jour. Malgré ces précautions, plusieurs furent intoxiqués
et l'un d'entre eux décéda suite à une exposition au phosgène.
De l'ensemble de ces expérimentations, Haber arriva à définir une
loi reliant la toxicité d'une substance à son temps d'exposition
permettant d'obtenir la mort. Il définit ainsi une constante propre à
chaque substance, connue sous le nom de constante de Haber, qui exprime le
pouvoir létal du composé. Ainsi, la constante de Haber s'applique selon
la formule :
P(masse du composé exprimé en mg/m3) = C(constante) / T(temps
d'exposition en minutes).
Constante de Haber (selon
les rapports du Colonel Vinet et des officiers contrôleurs
détachés - 1919) |
Phosgène |
300 |
Lost - Yperite |
300 |
Perstoff - Chloroformiate de méthyle
trichloré |
500 |
Cici - Oxyde de méthyl dichloré |
500 |
Bibi - Oxyde de méthyl dibromé |
500 |
Klopp - Chloropicrine |
1 000 |
Iodacétone |
1 000 |
Acide cyanhydrique |
1 000 - 5 000 |
K2 Stoff - chlorure de phényl
carbylamine |
1 500 |
Dick - Ethyl dichloro arsine |
1 500 |
Cyclon - cyancarbonate de méthyl |
2 000 |
Bn Stoff - Bromacétone |
3 000 |
Ether bromoacétique |
3 000 |
Acroleine |
3 000 |
Bromure de benzyl |
3 000 |
T Stoff - Bromure de xylyle |
3 000 |
Chlore |
7 500 |
Ainsi, plus une substance est toxique et plus elle a de capacités
létales et plus son coefficient est bas.
On peut tirer plusieurs remarques de ce tableau.
En premier lieu, le chlore est le composé le moins toxique selon ces
données. Il est la substance qui provoque donc le plus difficilement la
mort du sujet exposé. On comprend ainsi que la volonté des chimistes
allemands qui décidèrent d'utiliser ce toxique dans les premières vagues
gazeuses dérivantes, n'était probablement pas de provoquer le plus
grand nombre de victimes, mais plutôt de rendre les positions envahies
par le chlore, intenables. Cet aspect de
la seconde bataille d'Ypres n'est jamais évoqué, mais au regard des
résultats de Haber, le chlore est deux fois moins toxique que les
composés lacrymogènes jugés inoffensifs, tel le bromure de benzyl et le
bromure de xylyl. Ces arguments seront avancés après-guerre par les
chimistes allemands, mais ils furent balayés d'un revers de main par le
Alliés. Les effets létaux du chlore dans la vague gazeuse ne
s'expliquent que par sa grande densité et sa facilité à se concentrer
à la surface du sol, étant plus lourd que l'air (voir : technique
de la vague gazeuse dérivante). Ainsi, il pouvait aisément atteindre
des concentrations létales.
Certains composés classés dans la catégories des lacrymogènes ont
un pouvoir létal relativement important, en tout cas non-négligeable. En
concentration importante, ils ont la capacité de provoquer la mort.
Études Françaises
Les services chimiques français menèrent de nombreux essais et
recherches sur les capacités létales, toxiques et agressives de nombreux
composés. Les travaux furent menés au laboratoire de Mayer, avec
Plantefol, et menés sur trois types d'animaux : chien, lapin et cobaye.
Les résultats obtenus furent analysés comparativement, pour déterminer
la concentration de toxique nécessaire à provoquer la mort, après un
passage de 30 minutes dans une atmosphère contaminée.
Les corps étaient ensuite classés dans trois catégories. Ceux dont
la concentration minima mortelle était inférieure à 1g/m3, comme le
phosgène, l'acide cyanhydrique, la chloropicrine et l'acroleine. Ceux
dont cette concentration était située entre 1 et 2 g/m3, comme le
chloroformiate de méthyl chloré, le chlorosulafate de méthyl. Enfin,
les derniers dont la concentration était plus élevée, tel le chlore.
Les premiers résultats furent présentés dès janvier 1916. Ils
permirent d'orienter rapidement les recherches vers les corps les plus
puissants. Certains composés, comme l'ypérite (sulfure d'éthyle
dichloré) furent effectivement étudiés au début de cette année 1916,
mais sa toxicité aiguë ne fut alors pas jugée suffisamment élevée.
La faible toxicité du chlore fut également discutée dès le début
de l'année 1916. Selon les résultats obtenus par Mayer, la concentration
létale pour une exposition de 30 minutes devait être supérieure à
2g/m3 chez le cobaye, et à plus de 10g/m3 chez le chien et le lapin. Ces
concentration, selon les données recueillies par la section d'agression,
étaient rarement obtenues dans les vagues gazeuses. Elles étaient en
effet plus proches de 0,5 à 1g/m3. Les données sur le toxicité du
chlore sont données dans la section "données actuelles" ; les
premiers effets létaux (1% de la population exposée) sont reconnus dès
0,5 g/m3 pour une exposition de 30 minutes, et la CL50 (50% de mortalité
dans la population exposée) est de l'ordre de 1,5 g/m3 pour la même
durée. L'hypothèse fut avancée à l'époque par plusieurs chercheurs,
dont Flandin. L'homme présente en effet un sensibilité au chlore plus
importante que d'autres espèces animales, probablement en raison de sa
plus grande facilité à développer un oedème pulmonaire pour des
concentrations moindres.
Données actuelles.
Chlore - Seuil des effets
toxiques - INERIS, 2000-2005 |
|
1 minute |
10 minutes |
20 minutes |
30 minutes |
60 minutes |
Seuil des effets létaux significatifs |
|
|
|
|
|
g/m3 |
3,14 |
0,94 |
0,65 |
0,53 |
0,37 |
ppm |
1082 |
324 |
226 |
183 |
127 |
Seuil des premiers effets létaux |
|
|
|
|
|
g/m3 |
2,64 |
0,81 |
0,58 |
0,46 |
0,32 |
ppm |
910 |
280 |
200 |
160 |
110 |
Seuil des effets létaux significatifs : CL5%, ou concentration
pour laquelle on obtient le décès de 5% de la population exposée.
Seuil des premiers effets létaux : CL1%.
CL50 (Concentration létale provoquant la mort de 50% de la population
exposée) estimée chez l'homme est de 500ppm ou 1,45g/m3 pour 30 minutes,
200ppm ou 0,58g/m3 pour les populations vulnérables.
Phosgène -
Seuil des effets toxiques - INERIS, 1998 |
|
1 minute |
10 minutes |
20 minutes |
30 minutes |
60 minutes |
Seuil des premiers effets
létaux |
|
|
|
|
|
g/m3 |
0,60 |
0,40 |
0,016 |
0,008 |
0,004 |
ppm |
150 |
10 |
4 |
2 |
1 |
Seuil des effets irréversibles |
|
|
|
|
|
g/m3 |
0,12 |
0,012 |
0,006 |
0,004 |
0,002 |
ppm |
30 |
3 |
1,5 |
1 |
0,5 |
Le “ seuil des effets létaux ”
correspond à la concentration maximale de polluant dans l'air pour
un temps d'exposition donné en dessous de laquelle chez la
plupart des individus, on n'observe pas de décès.
Le “ seuil des effets irréversibles ”
correspond à la concentration maximale de polluant dans l'air
pour un temps d'exposition donné en dessous de laquelle chez la plupart
des individus on n'observe pas d'effets
irréversibles.
CL50 du phosgène chez le rongeur : environ 30 (0,12 g/m3) à 80 ppm
(0,32 g/m3) pour 10 minutes, environ 0,005g/m3 pour 60 minutes. La Cl 50 chez l'homme n'est pas connue, mais
très probablement proche de ces valeurs.
CTL50 (Concentration x
temps) du phosgène en fonction des espèces, en ppm.minute |
Espèce |
Chat |
singe |
rat |
cobaye |
souris |
chien |
lapin |
CTL50 |
200 |
300 |
400 |
500 |
500 |
1000 |
1500 |
Facteurs de conversion pour le phosgène :
1 mg/m3 = 0,243
ppm
1 ppm = 4,05 mg/m3
Conclusions : Malgré l'absence
de connaissances dans le domaine de la toxicologie et ce jusqu'en 1915, il
est frappant de voir combien les données recueillies par les chercheurs
furent pertinentes et assez justes dès 1916. Et ce particulièrement si
nous restreignons nos comparaisons aux composés tels le chlore et le
phosgène, pour lesquels nous disposons de données toxicologiques fiables
de nos jours. Les chercheurs français avaient posés l'hypothèse
que la toxicité des suffocants comme le chlore et le phosgène, était
comparable entre l'homme et le cobaye, mais plus faible chez le chien et
le lapin. Cette hypothèse est confirmée aujourd'hui par les données
expérimentales recueillies. Selon les études de Mayer, la concentration
minimale létale pour une exposition de 30 minutes, était de 0,0125g/m3
pour le phosgène et de 2gm/3 pour le chlore ; données extrêmement
pertinentes au regard des valeurs actuellement admises (0,008g/m3 pour le
seuil des premiers effets létaux du phosgène et 1,5g/m3 pour la CL50 du
chlore, pour 30 minutes d'exposition).
Ainsi, les conclusions admises par les chimistes français pour les seuils
d'intoxication dans les vagues gazeuses dérivantes étaient tout à fait
justes.
Dans le cadre d'une vague par chlore, il fallait au minimum 10
minutes d'inhalation de toxique sans masque de protection et à quelques
centaines de mètre des postes d'émission, pour atteindre une dose
d'exposition létale, dans les conditions d'émission classiques. Les
concentrations nécessaires pour provoquer le décès d'un combattant en
quelques respiration (de l'ordre de 8g/m3) n'étaient que très exceptionnellement
atteintes, à l'occasion de conditions tout à fait particulières. Plus
généralement, 30 minutes d'exposition assurait des effets létaux dans
la majorité de la population exposée, dans le cadre d'une opération
réussie et lorsque les conditions favorables se maintenaient. Dans le
cadre d'une vague chlore-phosgène, dans les proportions définies par les
services chimiques français (25% de phosgène), le seuil létale pouvait
être atteint à une centaine de mètres des postes d'émission en moins
d'une minute par conditions favorables. Le phosgène étant plus stable
dans la vague et collant au sol, cette concentration létale pouvait être
atteinte en quelques minutes à plusieurs centaines de mètres des postes
d'émission. Quand les conditions restaient favorables, la durée
d'exposition mortelle pouvait atteindre une dizaine de minutes à
plusieurs kilomètres de la zone d'émission. Ces
résultats permettent également de balayer l'hypothèse selon laquelle
les Allemands utilisaient des concentrations de phosgène dans leurs
vagues extrêmement importantes (75% ou même pur), voire même des
concentration de 50% dès la fin de l'année 1915. L'exposition de
tout combattant à ces concentrations proches du gramme par m3, mettrait
hors de combat instantanément tout homme surpris sans masque protecteur
et provoquerait la mort chez tous ceux qui seraient exposés quelques
dizaines de secondes ou qui feraient quelques inspirations de
l'atmosphère toxique. Par ailleurs, le tableau des pertes que nous avons
présenté (voir : Les
vagues gazeuses dérivantes allemandes), ainsi que l'étude des
origines de ces pertes, sont autant de faisceaux de preuves concordantes
qui étayent cette thèse. Ces données toxicologiques
permirent également aux chimistes français de fixer des règles
d'utilisation des munitions toxiques particulièrement efficaces, quand
elles étaient observées (voir : Doctrine
d'utilisation des munitions chimiques françaises).
|
|
|
|
|
|