« il est certain que sans la puissance de son industrie, et tout particulièrement de son industrie chimique (...), jamais l’Allemagne ne nous eu déclaré la guerre ». Charles Moureu
Plan :
Le contexte économique d’avant guerre en Allemagne et le monopole de la chimie ; les nouveaux alchimistes.
De la mobilisation à l’impasse.
Les nécessités d’adaptation à la guerre nouvelle.
Les premiers travaux de recherche visant à développer l’arme chimique.
1) Qui sème le vent... où les innovations françaises.
2) Les recherches allemandes.
La seconde bataille d’Ypres, le 22 avril 1915.
Les conventions internationales et la guerre chimique.
L'alchimie est la discipline qui peut se définir comme « un ensemble de pratiques et de spéculations en rapport avec la transmutation des métaux ». L'un des objectifs de l'alchimie est le grand œuvre, c'est-à-dire la réalisation de la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux, principalement des métaux « vils » et peu coûteux, comme le plomb, en métaux nobles comme l'argent ou l'or. Un autre objectif classique de l'alchimie est la recherche de la panacée (médecine universelle) et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.
William Henry Perkin (1838 - 1907), étudiant de dix huit ans au Royal collège de Londres est certainement à l’origine de l’essor de la chimie organique à la fin du XIXe siècle. Il s’était fixé comme objectif de trouver un moyen de produire un remède contre le paludisme qui décimait les troupes anglaises en Inde ; une ambition philanthropique qui allait le conduire bien ailleurs, pour finalement le ramener à son aspiration initiale.
Dans sa chambre, alors qu’il tentait en vain de trouver un moyen de synthétiser la quinine à partir de goudron résidu de la fabrication du gaz d'éclairage, il eut la chance de trouver un produit bien plus précieux, le premier colorant synthétique. La réaction consistait à oxyder le sulfate d'aniline et ses impuretés par le bichromate de potassium pour obtenir un précipité noir. Le composé ainsi synthétisé avait la propriété de teindre de façon durable de nombreuses étoffes dont le coton et la soie ; il le baptisa mauveïne en regard de sa couleur pourpre. Perkin eu l’intelligence de comprendre immédiatement l’intérêt de sa découverte. Jusqu’alors, tous les colorants et les teintures utilisés étaient d’origine naturelle. Leur extraction était longue et coûteuse, et encore plus particulièrement pour la couleur pourpre, marque d’élégance et de prestige depuis l’antiquité. Le pourpre était si coûteux qu'il était devenu un des symboles de la royauté. Porter un vêtement teint de pourpre était l'expression du luxe et de la vanité, l'arrogance de se vêtir avec des étoffes inaccessibles aux communs. Commercialiser cette teinture synthétique, c'était la fortune assurée, bien loin cependant de l'objectif initial de Perkin.
William Henry Perkin (1838 - 1907). En 1856, âgé de 18 ans alors, il travaille à Londres sur une forme synthétique de la quinine dans le but de trouver une substance anti-malarienne pour soigner le paludisme dont souffrent les soldats anglais, en Inde. Au cours de ses essais, il oxyde l'aniline par le dichromate de potassium et obtient un solide noir. Alors qu'il essaie de récurer cette pâte goudronneuse, il découvre qu'un composant est soluble dans l'alcool et donne une solution violette, ce qui prouve son efficacité en tant que colorant pour la laine ou la soie1. Il nomme ce colorant la mauvéine (ou pourpre d'aniline), le fait breveter et le fait fabriquer dans la première usine de colorant de synthèse à avoir jamais existé, à Greenford Green, près de Greenford, à environ 15 km à l'ouest du centre de Londres. Il y fera ensuite produire d'autres couleurs (vert, violet). Il est considéré comme le père de la chimie industrielle.
Il restait à transformer l’expérience de placard en une réussite industrielle. En 1857, Perkin fondit avec son père et son frère une compagnie et lança la construction de son usine. La chance sourit rapidement au jeune étudiant ; la reine Victoria puis l’Impératrice Eugénie s’entichèrent de cette nouvelle couleur pour lui permettre de devenir à la mode. Le succès fut énorme et les profits rapidement colossaux. La teinture était préparée à partir de benzène, lui-même obtenu à partir de la distillation du goudron de houille, un déchet industriel qui ne coûtait pas grand-chose. Elle était revendue sur le marché à un cour qui dépassait celui du platine et de l’or. William Henry Perkin n’a pas inventé la pierre philosophale mais réussit tout de même à transformer un déchet extrêmement bon marché en or, tout en cherchant un remède de médecine.
L’essor de la chimie organique était lancée grâce à la clairvoyance d’un jeune étudiant qui réussit à tirer de déchets industriels une manne financière gigantesque. De nombreux chercheurs et chimistes du continent européen ne tardèrent pas à venir s’initier aux techniques nouvelles de la synthèse des matières colorantes. Après quoi, ils s’en retournèrent dans leur pays pour y développer une nouvelle industrie à l'avenir prometteur.
En 1874, fortune faite, Perkin vendit ses usines et se remis à la chimie pour s’imposer comme l’un des plus grands de la chimie organique du XIXe siècle.
En 1880, Adolf Van Baeyer, chimiste allemand et professeur à l'université de Munich, qui travaillait sur la teinture indigo et avait déjà réussit une première synthèse en 1878 à partir de l'isatine, découvre une seconde méthode qui va faire le succès des firmes chimiques allemandes. Perkin et Baeyer permettent alors l'essor des colorants de synthèse (Baeyer a reçu le prix Nobel de chimie en 1905, notamment pour ses travaux sur le développement des colorants). Le 1er août 1863 à Barmen, Friedrich Bayer et Johann Friedrich Weskott s'associèrent sous le nom de « Friedr. Bayer et comp. » (Farbenfabriken vormals Friedrich Bayer et Companion) pour fonder une manufacture de colorants. En 1881, l'entreprise prend la forme d'une société par actions et en 1883, le chimiste Carl Duisberg intègre Bayer avec pour projet de développer le département de la recherche.
Ci-dessus : exemples de colorants produits par la firme Bayer entre 1863 et 1883.
Firme Bayer : Atelier de production d'acide sulfurique, 1900
Firme Bayer : Atelier de production d'aniline, 1890.
L'essort de l'industrie des colorants organique fut fulgurant. Les prémisses d'un mariage entre la chimie et la pharmacologie était en place. En 1891, Bayer avait créé son propre département pharmaceutique et chimique dans un nouveau bâtiment de deux étages avec 40 chimistes. En 1896, un laboratoire pharmacologique formé de huit chimistes y fut fondé avec comme directeur, le Dr Heinrich Dreser. Felix Hoffmann y entra en tant qu'assistant de laboratoire, après l'obtention à Munich de son doctorat en pharmacie en 1890 puis de son doctorat en chimie en juin 1893. Le 10 août 1897 à Leverkusen, reprenant les travaux antérieurs de Gerhardt, il trouve le moyen de synthétiser l'acide acétylsalicylique sous une forme stable utilisable pour des applications médicales. Il transmet ses résultats à son patron Heinrich Dreser. Commença alors la production industrielle du médicament de l'acide acétylsalicylique par la firme qui mit au point une nouvelle voie de synthèse et observa que l'acétylation de la molécule rendait celle-ci moins irritante dans le tube digestif. Bayer lança cette substance sur le marché sous le nom d'aspirine après avoir fait enregistrer le 6 mars 1899 le nom de marque "Aspirin" à Berlin à l'Office allemand des brevets. Le succès fut immédiat et planétaire. Tant et si bien que Bayer alors spécialisé dans la création et la production de colorants, décida brusquement de changer de cap en s'orientant vers la pharmacologie et la production de médicaments.
Félix Hoffmann fut recruté par Bayer en 1894 sous la direction d'Arthur Eichegrün (dont le travail consistait à découvrir de nouveaux médicaments). Suivant les directives d'Eichegrün, il reprit les travaux oubliés de Gerhardt à l'automne 1897 dans le but d'obtenir la synthèse d'un dérivé du salicylate dépourvu d'effets indésirables. Il reproduisit facilement la voie de synthèse explorée par Gerhardt pour produire l'acide acétylsalicylique. Heinrich Dreser, responsable des essais pharmacologiques de Bayer observa une tachycardie sur un coeur isolé de grenouille et décida d'abandonner le projet. Mais Eichengrün s'obstina à poursuivre les recherches jusqu'au bout, convaincu de son intérêt clinique. En 1899, Bayer dépose le brevet et la marque Aspirin. Dès sa commercialisation, l'Aspirin Bayer connut un formidable succès. D'autres suivirent bientôt, comme la diacétylmorphine, ou Héroïne. Le succès de la production des premiers médicaments de synthèse propulsa la firme Bayer au rang des plus grandes industries de la chimie, en quelques années.
Une nouvelle retombée inattendue de l'essors des colorants organiques se manifesta bientôt au travers des travaux de Paul Ehrlich, un médecin allemand de confession juive. Ses travaux débouchèrent sur des connaissances essentielles dans les domaines de l'interaction des colorants avec les bactéries et dans celui de la réponse immunitaire (récompensés par un Prix Nobel en 1908). En 1909, dans les laboratoires de Bayer, il synthétise le premier médicament de synthèse, l'arsphénamine ou Salvarsan (un arsenical actif contre la syphilis).Il améliora ensuite son médicament qui fut alors commercialisé en 1912 sous le nom de Néosalvarsan. Ce fut un nouveau succès planétaire pour la firme Bayer qui commercialise alors le premier agent chimiothérapeutique isue de synthèse. Ehrlich est depuis considéré comme le père de la chimiothérapie (le terme désignant l'action de soigner par la chimie).
Le Néosalvarsan est le premier agent chimiothérapeutique de synthèse. Découvert par le chimiste allemande Ehrlich, il est commercialisé à partir de 1912 par la firme allemande Bayer.
En Allemagne, le contexte politique, économique et industriel, permit l’émergence de compagnies de produits chimiques qui réalisèrent un véritable miracle industriel en conquérant le monopole mondial de la chimie organique en quelques dizaines d’années. Elles surent valoriser les montagnes de goudron de houille, résidus des aciérie de la Rhur, en produits d’une valeur illimité : la matière première d’une nouvelle et gigantesque industrie, celle des colorants et des médicaments de synthèse. Vers 1900, une grande palette de colorants était disponible et maintenant suffisamment bon marché pour ruiner les cultivateurs de garance du Sud de la France. Et pendant cette première moitié du XXe siècle, tous les nouveaux médicaments de synthèse furent trouvés dans les colorants (y compris les sulfamides) et ce jusqu'à l'avènement des antibiotiques. Pour l'essentiel, ils furent trouvés en Allemagne, tous dérivant des travaux de Perkin, après une digression vers un domaine plus lucratif.
En ce début de vingtième siècle, l’Allemagne, était encore un empire jeune en comparaison à ses proches voisins européens. Depuis sa naissance, en 1871, elle entretenait une forte volonté d’hégémonie et permit l’émergence d’une industrie et d’une sidérurgie puissantes, épaulées par d’immenses réserves de charbon. La population allemande est alors proche de 70 millions d’habitants alors que la France n’en compte que 38 millions. Elle produite 18 millions de tonnes d’acier quand la France en produit un seul, elle extrait 53 millions de tonnes de minerais contre 3 en France, produit 260 millions de tonnes de combustibles et la France 42 millions. Dans ce contexte économique extrêmement favorable, se développait une chimie industrielle de pointe, grâce à la distillation de la houille et à une politique efficace qui visait à donner la priorité aux industries permettant le démarrage économique de l’Allemagne. Une multitude de firmes chimiques prenaient naissance, et certaines devinrent rapidement gigantesques, sans aucun moyen de comparaison avec les firmes des autres états européens.
Une grande partie de cette nouvelle industrie était tournée vers la fabrication de colorants et de médicaments. L’industrie du colorant, qui représentait un débouché commercial important, était l’objet de nombreux efforts de la part des firmes, qui encourageaient la recherche et l’enseignement scientifique. Les laboratoires des usines, en liaison étroite avec ceux des universités, découvraient chaque jour des composés nouveaux, étudiés pour faire l’objet d’applications industrielles. L’Allemagne possédait alors 30 000 chimistes actifs au sein de son industrie (la France en comptait seulement 2500 à la même époque), et détenait le monopole de la production de colorants synthétiques. Les industriels de la chimie et leur personnel scientifique étaient unis au sein de nombreuses associations de défense d’intérêts de l’industrie chimique allemande. Ces hommes d’affaires se rencontraient régulièrement, élaboraient des plans d’action concertée, se retrouvaient au sein de l’Union pour la défense des intérêts de l’industrie chimique allemande, de l’Association professionnelle de l’industrie chimique, de la Société chimique allemande, de l’Union des chimistes allemands... Un des ciments de cette unité industrielle et commerciale était le fervent patriotisme que cultivait alors de nombreux allemands. Cette écrasante supériorité industrielle devait encore s’affirmer dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.
Le site industriel de Bayer à Leverkusen.
A l’aube du vingtième siècle, six compagnies de produits chimiques se partageaient le monopole des colorants synthétiques et de son commerce à travers le monde. La B.A.S.F. – Badische Anilin und soda Fabrik à Ludwigshafen, Bayer – Farbenfabriken vormals Friedrich Bayer à Leverkusen, Hoechst – Farben vormals Meister Lucius und Bruening à Hoechst am Main, Agfa, Cassella et Kalle. Ces entreprises se menaient une compétition ruineuse en tentant de conquérir de nouveaux marchés si bien qu’une entente semblait être devenue nécessaire entre les plus grandes sociétés. Carl Duisberg, président directeur général de Bayer, devait en être l’instigateur. Duisberg était décrit comme un pangermaniste convaincu, se comportant dans le monde des affaires comme un opportuniste, toujours prêt à sacrifier le respect des principes aux nécessités de la conjoncture. C’était un homme admiré et respecté, qui avait su porter le succès de son entreprise au plus haut. En 1903, il effectua un voyage aux Etats Unis où il fut frappé par la tendance des industriels américains à constituer des trusts, malgré la loi Sherman. De retours, il s’efforça de persuader ses associés et ses concurrents de la nécessité de constituer une association d’intérêt de l’industrie du colorant. Il réussit à convaincre les dirigeants de BASF et d’AGFA à former un groupement, limité à l’industrie des colorants. En 1904, ces trois firmes s’unirent en un groupement d’intérêt. Le cartel ainsi formé prit le nom de l’Interessen Gemeinschaft Farbenindustrie (groupement d’intérêt de l’industrie des colorants) ou I.G. Farben[1].
Les dirigeants (Aufsichtssrat en allemand) de l'entreprise allemande IG Farben, avec à gauche Carl Bosch et à droite Carl Duisberg, vers 1926. Peinture d'Hermann Groeber.
Les trois firmes purent ainsi échanger leurs brevets et partager leurs bénéfices. La concurrence ruineuse qui existait auparavant fut ainsi réduite et chaque firme pouvait désormais se spécialiser dans d’autres domaines commerciaux. Bientôt les objectifs de ce cartel devaient s’élargir bien au-delà du monopole des colorants, en s’étendant à tous les domaines de la chimie. Bayer et Hoechst allaient rapidement devenir des géants de l’industrie pharmaceutique. Hoechst commercialisa la novocaïne, un des premiers analgésique, le salvarsan, remède contre la syphilis. Bayer est à l’origine de la découverte et de la commercialisation de l’aspirine. BASF, quant à elle, eu souvent la réputation d’être la compagnie la plus audacieuse, toujours à même de relever de nouveaux défis technologiques pour accomplir de nouvelles conquêtes industrielles.
B.A.S.F, sous la présidence de Brunck, devait bientôt se lancer dans un projet risqué et difficile, la synthèse de l’ammoniaque synthétique. En effet, les nitrates que le projet devait permettre de produire, était à la base de tous les engrais industriels. La seule ressource mondiale disponible était constituée par les gisements de nitrate du Chili, un fertilisant incomparable devenu essentiel dans l’agriculture. En 1909, la B.A.S.F. acquit le brevet d’un certain Fritz Haber, alors professeur d’une école technique. Il avait réussit, à la faveur d’une pression et d’une température élevée, à combiner l’azote atmosphérique à l’hydrogène de l’eau pour faire de l’ammoniaque. Brunck confia la tâche à son protégé, ingénieur en métallurgie, Carl Bosch. Porter à l’échelle industrielle une expérience de laboratoire représentait un travail long et hasardeux, mais Bosch réussit ce tour de force en l’espace de quatre années. La nouvelle usine de la BASF fut construite sur le site d’Oppau, proche de Ludwitgshafen, siège social de la BASF. Elle produisit dès 1913 une tonne d’ammoniac par jour pour atteindre 8700 tonnes d’ammoniac synthétique par an en 1914. Le procédé de synthèse fut baptisé procédé Haber-Bosch et l’ingénieur reçu vingt années plus tard le prix Nobel pour récompenser son travail de recherche.
Le site industriel d'Oppau de la BASF en 1915.
Les conséquences de la fusion des géants de l’industrie du colorant (qui détenaient alors plus de 90% de la production mondiale) dans la Guerre chimique furent extrêmement importante, comme nous le verrons par la suite. André Moureu, dans un ouvrage paru en 1920 (La chimie et la Guerre), jugeait ainsi les conséquences de la création de l’I.G. Farben : « il est certain que sans la puissance de son industrie, et tout particulièrement de son industrie chimique ; sans ses usines de matières colorantes aisément et rapidement transformables, le cas échéant, en usine à explosifs ou autres produits de guerre éventuels ; sans la situation misérable, qu’elle connaissait bien, de notre industrie face à la sienne, jamais l’Allemagne ne nous eu déclaré la guerre ».
La chimie fut pourtant une discipline Française depuis on origine, constituée dès Lavoisier au XVIIIe, puis poursuivie par d'autres émminents chimistes tels Gay-Lussac, Louis Pasteur, Marcelin Berthelot, Georges Claude, Frédéric Jolio-Curie... Juste avant le déclenchement du premier conflit mondial, l’industrie chimique organique en France était quasiment inexistante ; elle ne représentait que 2 % du marché mondial. La chimie minérale et l’électrochimie avec la production de soude, de chlorates et de phosphates était pratiquement la seule existante avec des sociétés comme Saint-Gobain, Air Liquide ou Kuhlmann. La domination industrielle allemande s’était installée sans réel sursaut de la part du gouvernement et des investisseurs en France. Albin Haller, qui avait réformé l’enseignement à Paris et à Nancy des ingénieurs chimistes, déplorait le manque de liaison entre l’université et l’industrie tout comme Lebon qui disait : « Les laboratoires étaient des sanctuaires de science pure, où ne parvenait pas le bruit de l’usine, et l’usine vivait d’empirisme et de routine ».
[1] Devant l’émergence de ces nouveaux et redoutables concurrent, les trois dernières grandes firmes chimiques s’unirent à leur tour en 1908 (Hoecht, Cassella et Kalle).
Avant d’examiner quel furent les premiers développement des hostilités chimiques, il convient d’exposer brièvement les facteurs ayant concouru à l’apparition des armes chimiques.
Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche était assassiné à Sarajevo par un Bosniaque, sujet Autrichien mais Serbe de cœur. L’Autriche accusa la Serbie de complicité indirecte dans cet assassinat, et lui lança un ultimatum d’un mois, qui déboucherait sur une déclaration de guerre s’il n’était pas accepté.
A l’époque, l’Europe vivait sous le régime de deux systèmes d’alliance: la Triple alliance liant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie ; et la Triple entente qui unissait la France, la Grande Bretagne et la Russie. Un conflit semblait alors inéluctable. L’Europe s’y préparait depuis de nombreuses années. La France, depuis la défaite de 1870, cultivait sa volonté de revanche par un patriotisme quasi fanatique pour récupérer l’Alsace-Lorraine. Quant à l’Allemagne, c’était un état jeune, dépourvu d’espace colonial important, mais qui entretenait une puissante volonté d’hégémonie et une doctrine militaire poussée.
Le 28 juillet, l’Autriche déclara la guerre à la Serbie et les diplomates cédèrent la parole aux militaires. Les principales décisions gouvernementales seront dès lors liées aux plans de campagne des états-majors. Ils avaient tous prévu une guerre courte, rapide, voire foudroyante.
Albert Herter, Le Départ des poilus, août 1914, 1926, peinture de douze mètres sur cinq, exposée dans le hall Alsace de la gare de Paris-Est. L’œuvre du peintre américain est un hommage à son fils aîné, Everit, engagé volontaire dans les troupes américaines et décédé dans l’Aisne, près de Château-Thierry, en 1918. L’écrivain Jean Galtier-Boissière décrivait les premiers rassemblements des mobilisés : "Grisés par les acclamations, les soldats ne sentent pas le poids du barda ; bombant le torse, cadençant le pas, ils marchent crânement ; les cris de la foule bruyante, les drapeaux qui flottent à toutes les fenêtres, les fleurs bigarrées qui ornent les képis, les capotes et les fusils, donnent à ce départ un air de fête joyeuse". En réalité, il n'y eu pas d'éffusion de joie et bien au contraire, ce fut un sentiment de consternation et d'abattement qui domina ces journées. "Même dans les grandes villes comme Paris, cela a été le silence, comme si la foule avait été foudroyée. C’est la consternation. Les femmes pleurent. Les vieux se signent. Les jeunes sont graves. On a pu entendre dans certaines villes des 'Vive la guerre' et 'À bas l’Allemagne', mais c’était extrêmement rare".
Pour le Grand état-major allemand, le principe de la campagne avait été défini en détail par le comte Alfred von Schlieffen. Dans le cadre d’une guerre contre la Russie et la France, le ''plan Schlieffen'' prévoyait d’anéantir la résistance des Français en 30 à 40 jours. Il aurait ainsi les moyens d’attaquer les Russes ensuite, qui avaient besoin de plus d’un mois pour mobiliser leurs troupes. Dans un premier temps, le plan allemand prévoyait qu’il suffirait de leur opposer un simple rideau de soldats pour concentrer toutes les forces sur la France, puis une fois la victoire emportée, de vaincre la Russie.
La tactique française reposait sur le plan XVII. Ce plan prévoyait la percée du front en Lorraine et en Sarre, malheureusement sans tenir compte des redoutables fortifications Allemandes de la région de Metz, ni du nombre et de la qualité des troupes bavaroises, stationnées en Lorraine. Les généraux français pensaient que l’on gagnerait la guerre grâce à la doctrine de l’offensive à outrance ; c’était là ignorer la puissance d’arrêt des armes à feux modernes. La seconde partie du plan français visait à reconquérir l’Alsace rapidement, sans se soucier des nombreuses troupes allemandes qui y étaient massées depuis de longues années.
Dès lors, le système des alliances se mit en route et le conflit général éclata. Le premier août, l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie et la France mobilisait. Le 3, l’Allemagne déclara la guerre à la France et le 4, l’Angleterre entrait en guerre alors que les troupes allemandes pénétraient en Belgique.
Initialement, le plan Schlieffen réussit au-delà de toute espérance. Les armées françaises battèrent en retraite dès le 24 août, et les armées de von Kluck et von Bulow menaçaient Paris. Mais, grâce à des observations aériennes, Joffre exploita le fléchissement des troupes de von Kluck qui se dirigeaient vers le sud-est pour éviter Paris, et lança une contre-offensive sur la Marne le 6 septembre, qui s’acheva le 9 par une nette victoire française, au prix de pertes effroyables. La situation de la France était rétablie, mais c’était bientôt la fin de la guerre de mouvement, qui fit place bientôt à une toute nouvelle forme de combats : la guerre de position. Les espoirs des états-majors en une guerre courte s’était évanoui, et laissèrent place à une situation que personne n’avait prévue. Les armées s’enterrèrent l’une en face de l’autre sur un front de 700 km qui traversait la France de la Belgique à la frontière suisse.
Tableau patriotique de Victor Prouvé, "Les adieux d'un réserviste" ou "Pour la Patrie", peinture de 1887. Cet homme porte au col le numéro du 26e RI, en garnison à Nancy. La population française s'est préparée depuis des décennies à l'éventualité d'un conflit, comme les militaires, tous convaincus que cette guerre serait brève et offensive. La pensée stratégique militaire alors entièrement vouée au culte de l'offensive, devait conduire à un aveuglement tactique total qui allait se solder par les terribles hécatombes des premiers mois du conflit.
Corps d'un fantassin français dans les premiers jours des combats. La puissance d'arrêt des armes modernes va rendre obsolète les tactiques de manoeuvre offensives et réduire à néant les assauts meurtriers de l'infanterie et de la cavalerie. Confrontées à l'échec des tentatives de percée des lignes ennemies, les armées vont s'enterrer face à face. Dès les premiers combats, en août 1914, les masses compactes de fantassins français, s'élançant baïonnette au canon contre les positions allemandes, sont fauchées inexorablement par les tirs précis, denses et réglées des mitrailleuses allemandes ; le bilan des premiers mois de campagne sera terrible, le plus élevé de toute la Guerre.
La bataille de Morhange (tableau d'Eugène Chaperon, 1915), tel que représentée dans l'imaginaire collectif. Le combat au sabre (ici, des cavaliers de la division de cavalerie bavaroise) et à la baïonnette tient encore une grande place dans l'imaginaire militaire ; il s'agit d'une œuvre de propagande, loin de la réalité des combats de 1914. La pensée stratégique française au début du conflit était forgée par l'ouvrage de Charles Du Picq (Etude sur le combat, 1902), dont l'influence fut considérable, enseignée par Ferdinand Foch à l'Ecole supérieure de guerre. Dans la pensée de Du Picq, l'armement n'avait qu'un rôle secondaire alors que la cohésion morale du groupe devenait le facteur déterminant du combat, celui qui déterminait l'issue de la bataille. Selon lui, seule l'offensive motivée par une supériorité morale de la troupe menait à la victoire. L'école tactique militaire française imposait d'attaquer en toute circonstance : "On s'engage partout ; le combat engagé, on le soutient partout" (Ferdinand Foch). "L'infanterie agit par la combinaison du mouvement et du feu, son but est d'avancer, le feu n'est que l'auxiliaire du mouvement. La marche en avant de l'infanterie, bien plus que son feu qui parfois n'est pas très meurtrier, constitue la véritable menace qui détermine la retraite de l'ennemi". C'était là oublierla puissance d'arrêt de l'armement moderne, essentiellement celui des mitrailleuses et de l'artillerie. "L'infanterie doit marcher et tirera pour marcher, la mitrailleuse doit tirer et marchera pour tirer". Dès les premiers combats, en août 1914, les masses compactes de fantassins français, s'élançant baïonnette au canon contre les positions allemandes, sont fauchées inexorablement par les tirs précis, denses et réglées des mitrailleuses allemandes ; le bilan des premiers mois de campagne sera terrible, le plus élevé de toute la Guerre. Dans l'armée allemande, en opposition totale à la tactique française, chaque compagnie de mitrailleuses sous une direction unique forme un tout, homogène et redoutable ; c'est une puissance de feu incomparable qui intervient en masse dans le combat. La conception allemande pour l'utilisation des mitrailleuses est de fournir un tir de feux nourris et concentrés pendant un laps de temps très court, en utilisant le maximum de pièces. Les résultats sont terribles et bloquent toutes les manoeuvres offensives de l'armée française en réduisant à néant toutes les assauts meurtriers de l'infanterie et de la cavalerie.
Cependant, la forme nouvelle des combats sur le front inquiétait les dirigeants militaires : elle gelait toute manœuvre et personne ne savait comment faire pour retrouver la mobilité des armées, qui seule, pouvait amener la victoire. Ce changement radical dans la nature des combats entraîna des modifications dans l’emploi des armes, en accroissant notamment le rôle de l’artillerie. On commençait désormais à utiliser des engins à tir courbe, pour pilonner les positions défensives adverses qui s’enterraient de plus en plus profondément. C’était le début de l’artillerie de tranchée, qu’il fallut développer. On réinventa la guerre de siège du Moyen-Age, en utilisant des vieilles bombardes sorties du fond des arsenaux, en fabricant des pétards artisanaux qui deviendront des grenades, en inventant des arbalètes pour envoyer des projectiles explosifs sur l’adversaire. Avant les assauts, il était nécessaire de détruire les défenses adverses et en particulier les réseaux de barbelés, par une préparation d’artillerie, demandant de plus en plus de canons et de projectiles. L’ennemi y répondait par un contre-pilonnage. La guerre devint une guerre de matériel où les réserves humaines s’affaiblissaient dans des assauts meurtriers dont l’enjeu pitoyable et sanglant avait pour but la prise d’une minuscule bande de terrain, ne mesurant parfois pas plus de cinquante mètres.
L’état-major français poursuivit avec entêtement une politique offensive, dans le seul but de rompre la ligne de défense ennemie pour retrouver la liberté de mouvement. Pour les Allemands, il apparaissait, dès lors et plus que jamais, nécessaire de trouver des armes nouvelles, qui permettraient de changer la situation sur le front. Le problème de la guerre de position, est que l’attaquant, en sortant de ses positions retranchées, s’exposait à la puissance de feu des armes adverses, qui étaient solidement protégées et camouflées. Il fallait donc trouver une arme nouvelle qui permettrait de toucher l’adversaire et de le neutraliser au sein même de son dispositif de retranchement. Obnubilé par la reconquête du mouvement et la percée du front ennemi, l’Etat major allemand était prêt à envisager toutes les innovations militaires successibles de dénouer la situation.
Les états-majors n’avaient pas prévu une guerre longue, et n’avaient donc pas constitué de stocks de matériel. En quelques mois de guerre, la situation devint critique particulièrement pour l’Allemagne qui était étranglée par un blocus depuis le début du mois de novembre 1914. Initialement, l’objectif du plan Schliefen était d’obtenir la victoire de l’Armée allemande, de façon foudroyante. De fait, l’hypothèse d’une guerre de longue durée n’avait absolument pas été prise en considération. Les militaires avaient donc complètement écarté tout plan de mobilisation industrielle et économique. Il fallut l’intervention de Walther Rathenau, directeur de l’AEG (Allgemeine Elektrizitatsgesellschaft ou Compagnie Générale d’énergie), pour sensibiliser le Ministre de la guerre. Rathenau était un industriel et un homme politique respecté (il deviendra Ministre des affaires étrangères sept ans plus tard), à la tête de plus de cent entreprises d’envergure, tant en Allemagne que dans le reste de l’Europe, et ce qu’il présenta au général von Falkenhayn, Ministre de la Guerre, devait conduire l’Allemagne à la défaite d’ici quelques mois. Aveuglé par le concept d’une guerre rapide, l’état major allemand avait complètement négligé de prévoir une campagne s’étalant sur plus de six mois. Pauvre en matières premières stratégiques, l’Allemagne était complètement dépendante de ses importations. Cet aspect, ses ennemis l’avait parfaitement compris et avaient instauré rapidement un blocus maritime qui devait la contraindre à la défaite. Le ministre de la guerre, Erich von Falkenhayn, décida donc de créer un office de guerre pour les matières premières, qu’il plaça sous la direction de Walter Rathenau. Dans ces conditions, il était indispensable de prévoir un contrôle et un rationnement des stocks, mais aussi un programme de recherches et de développement de produits de synthèse pour remplacer les matières premières devenues indisponibles. L’inventaire des stocks en Allemagne confirma les sombres prédictions de Rathenau, il était plus qu’alarmant : l’industrie d’armement ne disposait de stocks ne couvrant que six mois de campagne. Le plus préoccupant était la pénurie de nitrates qui rendait la production d’explosifs vulnérable. En raison du blocus, l’Allemagne ne disposait plus des nitrates du Chili, si bien qu’avec les faibles stocks existants, les experts reconnaissaient la nécessité de mettre fin à la guerre au printemps 1915, faute de munitions, si aucune solution n’était trouvée d’ici là. Rathenau chargea alors un chimiste allemand de renom, Fritz Haber, de diriger la section Chimie du nouvel office, avec priorité absolue pour la recherche des nitrates. Haber était arrivé à Berlin en 1911 pour diriger un organisme semi-public, crée par le Kaiser, dont le but était de drainer des fonds privés vers la recherche. Il fut ainsi amené à rencontrer de nombreuses personnalités, à commencer par l’Empereur, et à exercer une influence parfois décisive sur les événements scientifiques de son pays. Il eut ainsi un rôle à jouer dans la venue d’Albert Einstein en Allemagne, qui devint rapidement un de ses amis.
Rapidement, Haber s’entoura de nombreuses personnalités et notabilités, dont plusieurs prix Nobel. Dans les premiers jours du fonctionnement de la section chimie du nouvel office, l’accueil des officiers du Ministère aux chimistes fut glacial. Mais les évènements militaires des dernières semaines du mois de septembre 1914, avec la défaite des armées allemandes face aux Français sur la Marne, l’enlisement de la guerre de mouvement et la l’effondrement des espoirs portés par le plan Schliefen changèrent la donne. Rathenau, soutenu par Haber, réussit à faire convoquer Carl Bosch au Ministère. Arrivé en catastrophe, ce dernier finit par convaincre les militaires les plus obtus de la nécessité de mettre fin à la guerre si aucun substitut aux nitrates chilien n’était trouvé rapidement. La technique Bosch-Haber, sous condition d’être transformée, autoriserait la synthèse d’acide nitrique, composé employé pour fabriquer des explosifs. Mais une telle entreprise nécessiterait des efforts gigantesques. Les espoirs en la victoire engloutis par la ruine du Plan Schliefen renaissaient en partie dans l’espérance de la réussite du programme Bosch pour l’acide nitrique. Bosch obtint du gouvernement tout ce dont il avait besoin : retour de tous les spécialistes mobilisés au front, mise à disposition de tous les matériaux nécessaires à la construction de la nouvelle usine d’Oppau, subvention gouvernementale à la hauteur du projet. La guerre des chimistes venait de commencer.
Pour modifier son procédé, Fritz Haber fit démobiliser les chimistes qui avaient été appelés sous les drapeaux, et mit en place une équipe travaillant jour et nuit. Le développement industriel de la transformation de l’ammoniac en acide nitrique n’était pas une mince affaire, et devint la priorité absolue pour le ministère de la guerre, comme pour l’Allemagne. En effet, pour employer l’ammoniaque produit à l’usine d’Oppau , il fallait le transformer en acide azotique et appliquer la technique à une réalisation industrielle. Bosch avait réalisé de façon expérimentale et en laboratoire, la réaction nécessaire à la production de poudres et d’explosifs ; mais pour aboutir à une production de masse, l’effort a accomplir était sans précédant. Les recherches se poursuivirent sans interruption, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mobilisant les efforts de toute l’industrie chimique et de tous les chercheurs. Les mois s’écoulant, la question de l’azote devint une question de vie ou de mort pour l’Allemagne. Plus que jamais, la rupture du front nécessaire à la reprise de la mobilité des armées s’imposait. Au début de l’année 1915, les stocks de nitrates étant quasiment épuisés et les travaux de Bosch n’étant pas encore terminés, les militaires semblaient prêt à tout pour brusquer la situation sur le front. Nul doute que cette situation influença pour beaucoup les décisions qui furent prises en ce début de 1915. La production de nitrates synthétiques ne fut résolue qu’au mois de mai 1915 ; grâce aux ingénieurs de la BASF et à l’avancée des travaux de synthèse d’avant-guerre, l’usine d’Oppau était opérationnelle à cette date, et une deuxième usine fut créée. La production des deux usines permit alors à l’Allemagne de disposer d’acide nitrique et d’explosifs en quantité suffisante pour mener la guerre. Les chimistes allemands, grâce à une innovation technique, venaient d’empêcher leur pays de perdre la guerre. Carl Bosch fut présenté comme un héros national. L’état major semblait, plus que jamais, disposé à entendre ses chimistes lui proposer des solutions à ses problèmes. La guerre chimique commençait.
Depuis toujours, l’homme n’a eu de cesse d’utiliser tous les moyens disponibles et à sa portée pour obtenir ce qu’il convoitait, particulièrement dans l’usage de l’art militaire et de la Guerre. Son imagination et son esprit inventif lui permit de mettre en œuvre de multiples procédés tactiques, notamment ceux visant a déloger un adversaire retranché dans des positions inexpugnables. Depuis l’antiquité, l’utilisation de l’arme chimique au cours d’opérations militaires semble récurrente. L’emploi de fumée irritantes ou toxiques, obtenues selon de nombreux procédés, est connu depuis fort longtemps et relaté dans de nombreux ouvrages.
A la fin du XIXe siècle, les progrès réalisés dans le domaine de la chimie ayant été particulièrement important, les perspectives de développement de l’utilisation de ces armes nouvelles, lors d’un futur conflit, semblaient devenir crédibles. Si bien que les nations européennes jugèrent opportun d’en prohiber l’usage. En 1874, la Déclaration de Bruxelles interdisait l’utilisation de poison ou d’armes empoisonnées ; elle ne fut cependant pas ratifiée. Sur l’impulsion du tsar Nicolas II, une Conférence internationale fut réunie à La Haye en 1899. Ses 36 signataires s’interdirent « l’utilisation de projectiles dont le seul objectif est de diffuser des gaz asphyxiants ou délétères ». Parmi les grandes puissances, seul la Grande-Bretagne et les Etats-Unis refusèrent d’adhérer à ladite convention.
Toujours à La Haye, en 1907, une nouvelle convention fut signée, prohibant en temps de guerre « l’emploi de poison ou des armes empoisonnées » et « d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus ». En 1914, quand le conflit éclatait, l’ensemble des parties en conflit avaient ratifié la nouvelle convention. Ainsi, à l’aube de la Première Guerre mondiale, l’arme chimique ne constituait en rien une nouveauté, même si son utilisation massive n’avait jamais été réalisée.
Personne ne semble contester la date du 22 avril 1915, établie comme celle de la naissance de la guerre chimique. On peut en effet fixer à cette tragique journée le dénombrement des premières victimes de l'arme chimique de façon certaine, mais peut-on fixer ce moment comme étant celui de la première utilisation de l'arme chimique au cours de ce conflit ? Son apparition doit être liée au premier jour de son utilisation à des fins militaires sur le champ de bataille. Et contrairement à une idée largement répandu, l'arme chimique n'est pas une réelle nouveauté quand elle est utilisée ce 22 avril 1915 par les armées allemandes sur le font d'Ypres. Pourquoi n'a t-on retenu que cette date et n'y a t-il pas une confusion volontairement entretenue sur l'initiateur réel de l'introduction de l'arme chimique dans le conflit ?
En effet, la Guerre chimique ne fut pas initiée par l’Allemagne mais bien par la France, et ce dès le début des hostilités. Les premières armes chimiques n’avaient alors pour but que de déloger l’ennemi de positions inaccessibles aux armes conventionnelles, sans nécessité de le tuer. Des recherches similaires furent menées également outre-Rhin après le début de la campagne, si bien qu’en réalité, avant le 22 avril 1915, chaque protagoniste avait entamé des études visant à utiliser des substances toxiques dans un but tactique.
Curieusement, les archives officielles ne sont pas très riches en informations sur cet aspect historique, qui semble fortement gêner les autorités françaises depuis que la polémique est née, immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale. Et plus encore, il reste difficile de trouver dans ces mêmes archives des documents attestant de façon certaine des travaux français sur l'arme chimique avant 1915, comme s'ils avaient soigneusement été triés et écartés des archives militaires françaises. Quelques documents des archives, datant de 1915, évoquent pourtant sans ambiguïté, l'existence de ces travaux d'avant-guerre, mais sans en préciser la nature.
Les recherches françaises sur les armes chimiques commencèrent effectivement très précocement et bien avant le conflit. Les archives du Service Historique de la Défense n'y font curieusement allusion que de façon partielle et très incomplète, alors que l'essentiel de ce qui nous préoccupe ici devrait s'y trouver.
Les documents évoquant cet aspect sont peu nombreux mais existent au travers d'autres archives ; le plus intéressant d'entre eux est un rapport émanant du capitaine Nicolardot, rédigé à posteriori en octobre 1915, alors qu'il intégrait l'équipe de chercheurs de l'IEEC (Inspection des Etudes et Expériences Chimiques) pour travailler sur les gaz de combat. La lecture de son rapport sur les recherches menées en 1905 est édifiante à plusieurs niveaux. Elle démontre la nature secrète des recherches menées avant-guerre et l'avancée relativement importante qui fut réalisée par une équipe composée de seulement quelques chercheurs. Pratiquement, l'ensemble des agressifs chimiques qui seront utilisés durant la Grande Guerre sont évoqués.
Il convient également de s'interroger sur l'absence de traces de ces études dans les archives du Service Historique de la Défense. Seule la Commission de 1912 est évoquée dans quelques notes. Il est pourtant absolument impossible que ces recherches aient été "oubliées" ; Nicolardot intégrera le groupe de chercheurs de l'IEEC à la fin de l'été 1915 pour faire valoir de son expérience dans ce domaine et travailler notamment sur la chloropicrine. Son arrivée coïncide par ailleurs avec un revirement dans les recherches qui s'orientèrent alors vers des composés jugés moins toxiques que ceux en préparation (Les munitions chimiques françaises - Les substances utilisées et leur historique, L'organisation de la réplique française) et qui correspondent exactement à la liste proposée par Nicolardot dans la catégorie des matières corrosives et jugées comme "non interdites" par les Conventions Internationales.
A ce jour, la seule explication plausible expliquant cette absence de documents, reste une volonté structurée et organisée, dont l'objet fut une épuration des archives d'une vérité alors envisagée comme compromettante. Ceci explique probablement l'absence de l'évocation de cette problématique jusqu'à aujourd'hui. Il faut en effet mettre en perspective cette dissimulation historique avec les articles du traité de Versailles de 1919 et le dogme posé de l'Allemagne responsable de l'initiative de la Guerre et de la Guerre chimique. Les conséquences financières et industrielles pour le domaine de la chimie étaient énormes puisqu'elles imposaient la livraison des brevets et des procédés de fabrication allemands, dont le secret très convoité de la synthèse de l'ammoniac.
Au delà de ces controverses sur le véritable initiateur de la Guerre chimique, il faut rappeler l'étendue de cette épuration historique, dont on ne mesure probablement pas l'ampleur exacte. Ainsi, la volonté des autorités françaises de disposer et de mettre en oeuvre des munitions létales dès mai 1915 tout comme les premiers tirs chimiques français de l'été 1915, se sont également évaporés des documents "officiels" de la Guerre chimique (Les Munitions chimiques françaises). Il en est de même de l'introduction des premières munitions chimiques françaises létales, chargées en phosgène. Indiscutablement et incontestablement, ces tirs constituent la première violation de la Convention de La Haye de 1899, puisqu'il s'agit du premier obus chimique sans effet de détonation, chargé d'un toxique aux effets suffocants, insidieux et létaux. Les obus allemands à cette époque possédaient soit un effet détonnant en plus de leurs effets toxiques, soit un effet lacrymogène puissant en plus d'effets suffocants (la Convention interdit « l’usage de projectile dont le seul objectif est de diffuser des gaz asphyxiants ou délétères »).
Il existe encore de très nombreuses zones d'ombre dans ce domaine et l'on peut dire aujourd'hui, à la veille du centenaire de la Première Guerre mondiale, qu'un pan entier de notre Histoire reste probablement à écrire. L'arme chimique n'est décidément pas une arme comme les autres et reste, jusqu'à nos jours, au coeur des préoccupations stratégiques et diplomatiques, nationales et internationales. Si de nombreux points historique entourant son avènement restent flous, que dire des années qui ont suivies ? Que dire du développement industrielle que le déploiement de l'arsenal chimique militaire devait soutenir ? Que dire devant la difficulté à appréhender le développement fulgurant de l'arme chimique dans les derniers mois du conflit, quand le déploiement industriel allié portait ses fruits et que l'artillerie chimique devint omniprésente, en raison de l'absence d'archives pertinentes couvrant cette période ? Que dire du secret quasiment absolu qui entoure, une fois de plus, l'arme chimique, son développement, l'effort industriel national, depuis la fin de la Première Guerre mondiale et même avant ? Cet aspect est développé sur la page Présentation.
Emploi de l'arme chimique dans les archives du Service Historique de le Défense, avant le 22 avril 1915 (documents du général Curmer, SHD). On voit comment toutes les précautions furent prises à l'évocation de son usage : "substances lacrymogènes ni asphyxiantes, ni délétères". Nous discutons, plus en dessous, du caractère inoffensif de ces substances. D'autres documents de cette nature évoquent les essais d'avant-guerre, essentiellement au travers de la Commission de 1912 et 1913.
Tout sembla débuter près de quinze années avant la Première Guerre, lors de l’exposition universelle de 1900 à Paris. Le contexte industriel européen était en pleine mutation. La chimie était devenue une véritable industrie avec des procédés de production à grande échelle jamais connus jusqu’alors et c’est la chimie allemande qui était de loin la plus puissante au monde. Le Ministère de la Guerre chargea le plus jeune des quatre chimistes que possédait le service de l’Artillerie au sein de son laboratoire de chimie de la Section technique de l’artillerie, le capitaine Nicolardot, de rédiger un rapport sur les substances chimiques figurant à l’exposition et susceptible de présenter un intérêt militaire. Le jeune capitaine, qui n’a alors que 29 ans, polytechnicien, est promis à un bel avenir. Il deviendra chef du laboratoire de chimie de la section technique de l’artillerie, quelques années plus tard.
Exposition universelle de Paris en 1900
L'exposition de 1900
Dès le début de son enquête, Nicolardot fut impressionné par l’importance de la production allemande en chlore et en brome. Il fut également marqué, lors d’un entretient avec un groupe de chimistes allemands, par la réponse que lui fit l’un d’entre eux : « Un jour, il m’arriva d’entendre un propos qui confirma mes craintes. Dans un groupe de chimistes allemands, l’un d’eux parlant français répondit très aimablement à mes questions sur le chlore. Puis se retournant vers ses compatriotes qui ne parlaient pas ou ne voulaient pas parler français, il leur dit en allemand que je lui parlais du chlore, que je m’étonnais de la quantité produite en Allemagne et avec un gros rire, il ajouta : assez pour noyer Paris ! ». Dans son rapport, le jeune capitaine s’attacha particulièrement au chlore, aux nouvelles méthodes permettant de le liquéfier et donc de le transporter en grande quantité et mettait en garde le Ministère, avec une remarquable clairvoyance, contre le danger que représenterait une attaque chimique : « Il est à craindre que dans une guerre de siège les Allemands ne songent à utiliser l’énorme masse de chlore dont ils disposent et celle du brome qu’ils peuvent augmenter sans limite ». Le général Deloye, directeur de l’Artillerie, ne semble pas avoir pris au sérieux les recommandations de Nicolardot. Ce dernier proposa également plusieurs moyens de protection contre le chlore, particulièrement bien adaptés : un masque protecteur à l’hyposulfite de soude avec une soupape expiratoire ainsi qu’un procédé de neutralisation par pulvérisateur de vigneron ; les deux furent adoptés plus de quinze années plus tard.
La Commission secrète des substances puantes - 1905
Tout aurait pu en rester là, mais le doute que Nicolardot avait semé au sein du Comité et de la Direction de l’artillerie motiva son rappel et celui du commandant Lepidi, en novembre 1905. Ils se virent alors confier l’étude secrète de « gaz ne tombant pas sous le coup de la convention de La Haye, c’est à dire ni asphyxiants, ni délétèrent, de gaz simplement puants mais qui devaient sentir tellement mauvais que toute position devrait devenir intenable ». Les recherches devaient permettre de fixer quelles substances pouvaient présenter un intérêt militaire et pouvaient être employées sans violer les termes des conventions internationales. Elles devaient également déterminer si d’autres produits, interdits par ces mêmes conventions, pouvaient se révéler utiles lors d’un conflit militaire. La Commission des substances dites puantes vit ainsi le jour en 1905, dans un secret absolu. Aucun ordre écrit ne fut donné, malgré l’insistance de Nicolardot ; « Le colonel directeur de la Section Technique de l’Artillerie[1] devait même se retirer chaque fois que le commandant Lepidi ou moi parlions au général de la question des gaz puants et jusqu’à la fin de l’étude il n’en connut rien ». La Commission étudia de nombreux composés jugés comme nettement délétèrent, toxiques ou asphyxiants. Le premier travail effectué fut un travail de recherche dans la littérature scientifique, qui permit de recenser de très nombreux corps aux propriétés jugées comme intéressantes. Leurs propriétés, leurs moyens de synthèse et quelques caractères particulier comme leur conservation dans le temps et dans l’enveloppe de projectiles furent également regroupées. Avec une clairvoyance et une intuition remarquable, les chimistes français étudièrent de nombreux composés qui furent parmi ceux les plus utilisés, une dizaine d’années plus tard sur le champs de bataille de la Première Guerre mondiale.
Par la suite, ces matières gazeuses, liquides et solides furent regroupées en cinq catégories différentes, selon qu’elles étaient prohibées ou non par la convention de La Haye. Cette classification s’imposa en raison des impératifs militaires du moment, mais comme Nicolardot l’avoua lui-même, la démarcation entre les diverses catégories n’étaient pas toujours très nette. En effet, certains d’entre eux pouvant figurer dans deux voir même trois catégories à la fois. Cette classification adoptée par la Commission, comme nous le verrons par la suite, fut confidentiellement utilisée pendant de nombreuses années et fut une source d’erreurs d’appréciation aux conséquences très importantes. Parmi toutes les substances sélectionnées, une trentaine furent essayées et une dizaine retenues. Nous ignorons la nature exacte des essais menés à cette époque, mais selon toute vraisemblance, des essais d’agressivité en laboratoire et en plein air furent effectués ainsi que des essais de projectiles toxiques. Les premiers furent exécutés près du fort de Clamart et les autres au plateau de Satory. Les possibilités de production , françaises et allemandes furent également évoquées. Les propriétés des différentes substances furent comparées par les membres de la Commission[2], qui n’hésitèrent pas à se soumettre à leur action. « Les impressions varient avec les circonstances, les organismes supportant d’une manière très différente l’action d’une même substance ».
Dans les substances délétères, la Commission classa de nombreux composés, dont nous citerons plus particulièrement : l’acide cyanhydrique, différents cyanures et cyanogènes, le cacodyle, le chlore, le brome, l’oxychlorure de carbone. Une dizaine furent essayés de 1905 à 1906, dont : le bromure de cyanogène, l’hydrogène arsénié, l’anhydride sulfureux, le brome, l’acide chlorhydrique, le chlorure et le phosphore d’étain. Seuls le brome, le chlore et le bromure de cyanogène furent retenus ; ce dernier particulièrement en raison de ses possibilités de synthèse en France. Pour les deux premiers, la production était alors nulle. Pour le dernier, il n’existait pas de grande disproportion entre la production française et allemande. Il en était de même pour l’acide cyanhydrique, un corps qui retint l’attention de Nicolardot. Il se pencha sur sa conservation et les problèmes de polymérisation qu’elle présentait et proposa quelques mélanges stables indiqués dans la littérature
Il est important de noter que les possibilités de protection furent également évaluées pour juger de l’efficacité et de l’opportunité de leur emploi militaire.
La clairvoyance de la Commission fut tout à fait remarquable. En effet, en terme de tonnage, le chlore fut l’agent chimique de loin le plus utilisé par l’ensemble des belligérants durant la première Guerre mondiale. Suit le phosgène et ses dérivés, les cyanures et l’acide cyanhydrique (stabilisée sous un mélange dénommé Forestite), les dérivés du cacodyle et de l’arsenic sous forme de dérivés appelés arsines, et enfin le brome et ses dérivés.
Substances classées comme délétères, proposées et plus particulièrement étudiées par la Commission des substances puantes en 1905 et 1906.
Acide cyanhydrique
Chlore
Brome
Oxychlorure de carbone
Dans les substances classées comme corrosives et donc supposées comme n’étant pas interdites par la convention de La Haye, furent rangés de nombreux composés aux propriétés diverses, parfois lacrymogènes, irritantes, suffocantes et vésicantes. Il est intéressant de noter que déjà, la Commission remarqua de nombreuses substances qui furent par la suite utilisés en grande quantité pendant le conflit dont : l’éther bromacétique, la bromacétone, la chloracétone, les bromures de benzyle, le chloroformiate de méthyl chloré et perchloré, le chlorosulfate de méthyle et d’éthyle, l’ypérite et la chloropicrine. Celles qui furent essayées à Satory furent l’oléum, les acétones chlorées, le bromure de benzyle, les aldéhydes formiques, l’éther bromacétique et la chloropicrine. L’acroléine, aux propriétés intéressantes fut cependant rejetée en raison de sa polymérisation trop rapide. Les aldéhydes formiques et éthylique parurent décevant en plein air. Mais plusieurs composés retinrent l’attention des chimistes : le bromure de benzyle, les acétones chlorées, l’éther bromacétique et la chloropicrine. Les méthodes de synthèse décrites dans la littérature scientifique furent relevée comme les propriétés physiologiques des composés. Nous ignorons la finalité exacte de ces études, mais il reste certain qu’elles devaient permettre d’évaluer la pertinence de leur emploi militaire. Encore une fois, pratiquement toutes ces substances furent utilisées sur le champs de bataille de la première Guerre ; elles forment même quasiment l’essentiel des agents chimiques utilisés durant cette période.
Faute d’études sur l’action physiologique de ces substances, on retrouve classé dans cette catégorie d’éléments considérés comme « corrosives et non interdites par la convention de La Haye », des composés qui ont en réalité de fortes propriétés suffocantes (chloroformiate de méthyl chloré et perchloré, connus sous leurs appellations de Palite et surPalite, la chloropicrine, la bromacétone, la chloracétone) ou vésicantes comme l’Ypérite. Cette méconnaissance des propriétés physiologiques sera à l’origine d’erreurs d’appréciations et de choix dans les années 1915 et 1916.
Ether bromacétique
Bromacétone
Chloracétone
Bromures de benzyle
chloroformiate de méthyl chloré
Chlorosulfate de méthyle et d’éthyle
Ypérite
Chloropicrine
Enfin, des substances puantes furent également étudiée et une finalement adoptée, sous les initiales de M.A.O.. Nous ignorons la nature de ce composé. Selon le rapport de Nicolardot, ces études furent alors stoppées, malgré que certaines substances aient vivement retenu l’attention de la Commission. Les chimistes considérèrent leur rôle comme terminé après l’adoption du M.A.O.. Il semble cependant, soit que les rapports de Nicolardot aient été conservés par des personnes influentes au sein de l’artillerie, soit que quelques membres de la Commission aient pu jouer à nouveau un rôle dans des recherches similaires, que ces études et leurs conclusions marquèrent les esprits de quelques généraux.
Extrait du rapport du capitaine Nicolardot.
Il décrit les travaux secret sur l'arme chimique entrepris avant la Première Guerre mondiale, notamment au sein de la Section Technique de l'Artillerie.
La Commission d'Etudes du Génie - 1909
Une Commission d'étude du Génie fut réuni à partir de 1909 dans le but d'expérimenter des engins suffocants destinés à l'attaque et la défense rapprochée des ouvrages. L'objectif était la mise au point d'un dispositif permettant la diffusion de vapeurs agressives, susceptibles de rendre intenable une position fortifiée et d'en chasser ses occupants. Les vapeurs devaient rester non toxiques pour respecter les conventions internationales. En somme, il s'agissait de trouver une substance aux effets lacrymogènes puissants sans effet toxique.
La Commission fut constituée du Lieutenant-colonel Klein (Président), du Capitaine Oppermann( secrétaire), du Capitaine Delacroix de la Section technique du Génie, du Capitaine Marche du 1er R.G., de Mer Braconnot, chef de l'Etablissement central du matériel de guerre du Génie, du Capitaine Nottet du 1er R.G., auxquels il convient d'ajouter plusieurs membres temporaires, dont le capitaine Baranger de la poudrerie du Bouchet.
Deux types de grenades furent étudiés, avec des chargements divers : chlorure de benzyle, essence de moutarde, mélange de ces deux toxiques, acide sulfureux. Des essais furent menés dans un espace clos, avec prélèvement et analyse de l'atmosphère après détonation des engins et constatation des effets directs des engins par les membres de la Commission, qui n'hésitèrent pas à entrer dans la pièce dans laquelle l'engin avait détonné pour se soumettre aux atmosphères toxiques. Un lapin était également placé dans la pièce au moment de la détonation pour étudier les effets toxiques des substances testées. On procéda à des comparaisons de l'amorçage, de l'explosif et de son effet brisant, des éclats, des possibilités de jets, de leur conservation, de la durée des fusées, etc. Un pistolet lance-grenade fut également étudié.
Extrait du rapport de la Commission d'Etudes du Génie sur les engins suffocants.
Il est frappant de noter le soin avec lequel les essais furent menés et l'absence de connaissance de la Commission des études menées par Nicolardot quatre ans plutôt. Il est surtout incroyable que ces deux études ne soient pas mentionnées dans les travaux menés à partir d'avril 1915 au sein des archives militaires.
La Police et l'Armée adoptent une substance corrosive, ou plus exactement un produit suffocant - 1912 .
En mai 1912, une nouvelle Commission fut réunie sous l'impulsion du préfet de police, Louis Lépine, dans le but d'élaborer des moyens d'action contre les malfaiteurs barricadés. La commission fut composée d'André Kling, chimiste du laboratoire municipal de la Ville de Paris et de son directeur, monsieur Sanglé-Ferrière, d'un membre de l'Institut Pasteur, d'un membre de l'Académie de médecine et du capitaine Delacroix de la section technique du Génie. Il fut recommandé l’usage de l’éther bromacétique, par ailleurs déjà proposé et étudié en 1905-1906. Nous ignorons exactement quels liens pouvaient exister entre les deux commissions, celle de 1912 et celle de 1905, mais en 1906, Nicolardot avait déjà souhaité adopter ce produit. En 1912, des projectiles de 26mm chargés de cette substance, avaient été utilisés lors de l’arrestation de la « bande à Bonnot » à Choisy-le-Roy, par les policiers de la Ville de Paris. L’efficacité de cette substance motiva de nouveaux essais au Laboratoire municipal pour le compte de l’Etablissement central du matériel du Génie. Le 8 juillet 1913, l’introduction de cette première arme chimique dans l’armée française fut effective. Il est important de noter que selon la classification proposée en 1906, ce produit entrait dans la catégorie des substances corrosives et non interdites par les conventions de La Haye. Selon toute vraisemblance, les militaires français, à défaut d’essais conséquents ou d’avis pertinents, ignoraient les propriétés suffocantes des engins qu’ils avaient fait adopter.
La campagne de 1914.
Les Français utilisèrent ainsi, dès le début de la guerre, des munitions chargées de produit ''neutralisant'', des projectiles de pistolet lance-fusées chargés de 19 cm3 d’éther bromacétique (ou bromacétate d’éthyle), dont la portée avoisinait 230 mètres, ainsi que des grenades suffocantes lancées manuellement jusqu'à une trentaine de mètres. Ces armes étaient destinées à un usage intérieur, la volatilité du produit les rendant pratiquement inefficaces à l’air libre.
Cependant, leur toxicité n’était pas négligeable, puisqu’une minute passée dans une atmosphère à 3g/m3, concentration que l’on obtenait aisément par l’explosion d’un projectile dans un espace clos, était mortelle. On fit usage de ce produit dès le début des hostilités, les bataillons du Génie débutant la campagne avec 30 000 projectiles et un nombre indéterminé de grenades. Les produits chimiques étaient fournis par la société Poulenc, l’enveloppe et le chargement par la société Ruggieri.
Ci-dessus, deux notices sur l'emploi contre versé, des engins suffocants, datée antérieurement au 22 avril 1915. Ces notices sont localisées dans les archives du SHD (archives Curmer et divers) et ont fait l'objet d'une diffusion relativement importantes. Elles existent également dans différentes collections (ici, archives privées).
Dans une publication de la revue Science du 2 mai 1919, Weiss décrivait ainsi leur emploi : « Ces grenades à fusil étaient remplies de bromacétate d’éthyl aux propriétés lacrymogènes, faiblement suffocantes et toxiques. Elle étaient destinées aux attaques sur les ouvrages en flanquement, les casemates et les couloirs de forteresses permanentes dans lesquelles on devait les introduire en tirant au travers des créneaux. Les servants des mitrailleuses et des pièces de ces ouvrages en flanquement étaient gênés par les vapeurs et l’attaquant en profitait pour franchir le retranchement. Pendant la guerre de tranchée, on a fait un emploi de ces grenades suffocantes que l’on peut considérer comme inutile car la petite quantité de liquide qu’elles contenaient ne pouvait être réellement efficace à champ ouvert ».
Les stocks furent vite épuisés, et une nouvelle fabrication de grenades suffocantes françaises débuta en novembre 1914, mais la carence en brome imposa alors le remplacement de l’éther bromacétique par de la chloracétone[3]. Cette dernière possédait des propriétés lacrymogènes moins marquées, pour une toxicité très légèrement inférieure. Elle était donc plus dangereuse, car mettant moins en garde par son action lacrymogène. Sa toxicité était environ égale à celle de la bromacétone ou de l’acide cyanhydrique.
Selon Haber, le produit létal était de l’ordre de 4000 ; en principe, un sujet exposé décèderait en trois secondes dans une atmosphère saturée, ou en une minute dans une concentration de quatre grammes par mètre cube. Ces propriétés sont à rapprocher de celles du chlore, dont le produit létal est évalué à 7500, soit une toxicité presque deux fois moindre. Il ne s’agissait donc en rien d’engins peu toxiques ou inoffensifs, mais il ne semble pas que les militaires français en aient eu conscience, n’ayant pas cherché à mener des études supplémentaires. Selon le rapport de la commission des substances puantes, rédigé dix années auparavant, la chloracétone ne présentait pas d’effets délétèrent et ne violait pas les conventions internationales ; pourtant, Nicolardot écrivit à son égard : « j’aurai voulu les voir adopter quoique leur odeur ne fut pas désagréable estimant que soit par l’oléum, soit par une balle, un homme pouvait être mis hors de combat ».
En rase campagne ou à champs ouvert, la faible quantité de substance répandue n’était pas suffocante. Mais dans un espace clos, comme un blockhaus, un abris, une tranchée couverte, les concentrations attendue étaient susceptibles de provoquer de graves accidents, voir la mort, en peu de temps. La notice distribuée par le Ministère de la Guerre le 21 février 1915, précise que les vapeurs répandues par ces engins suffocants ne sont pas délétères, au moins à faible dose. Seulement, leur usage fut recommandé dans des espaces confinés, là où les propriétés de ces substances n’étaient plus anodines. Le chlore utilisé par les Allemands à Ypres le 22 avril 1915, lors de l’opération retenue comme étant la première attaque chimique, était donc nettement moins toxique et utilisé à l’air libre.
On ne dispose d'aucun témoignage de combattants évoquant l'utilisation de ces armes au début de la campagne. Les premiers rapports allemands mentionnant leur usage datent du 1er mars 1915 et font état d'une nouvelle utilisation de projectiles suffocants, comme quelques mois auparavant, sans plus de précisions. On peut juger qu'ils ne furent qu'occasionnellement mis en oeuvre, par ailleurs, leur intérêt ne devint évident qu'avec l'installation de la guerre de position, dès la fin de 1914.
La guerre de position et l'année 1915.
Dès le début de l’année 1915, on imagina utiliser à grande échelle la grenade suffocante dans les tranchées et l'intérêt pour les engins suffocants devint manifeste et récurent du côté des autorités françaises.
Le 15 janvier 1915, le général Curmer adressa au commandant du Génie, un rapport demandant un état de l'utilisation des grenades suffocantes au sein de chaque armée. Les résultats furent décevant, aucune armée ne semblant connaître d'usage de ces engins, alors que des approvisionnements avaient été renouvelés. Ces rapports permettent cependant de noter qu'en janvier 1915, un approvisionnement en substance suffocante dite L était constitué au sein de la IIIe armés dans l'objectif d'en charger des projectiles et de les utiliser sur les troupes allemandes.
Extrait du rapport du général Jullien, commandant du Génie de la IIIe armées, sur l'utilisation de projectiles chargés en substance suffocante dite L.
On notera également la réticence du colonel Levy, commandant du Génie à la VIe armée, a l'utilisation des engins suffocants qui allaient selon lui, à l'encontre des dispositions de la Convention de Genève et des protocoles de La Haye.
Le 21 février 1915, parut une notice sur les engins suffocants destinée à accompagner leurs livraisons en première ligne. Cette notice précisait : « Les vapeurs répandues par les engins suffocants ne sont pas délétères, au moins, à faible dose, et leur action n’est que momentanée ; elle dure un temps variable selon les circonstances atmosphériques ». Le 17 mars 1915, 10 000 grenades supplémentaires et 10 000 fusées furent livrées au front, mais l’engin eu un tel succès que le ministre de la Guerre renouvela sa commande le 30 mars, et demanda la livraison de 90 000 paires de lunettes destinées à la protection des assaillants. Ce même jour, un programme de fabrication ambitieux fut mis sur pied ; il devait permettre la livraison d’un millier de ces grenades par jour, à compter du 19 avril 1915. Les troupes les réceptionnèrent à partir du 20 avril 1915. A partir du 1er mars, les communiqués allemands mentionnèrent régulièrement l’utilisation des engins suffocants français sur le front de l’Ouest. A la mi-mai, la production atteignait 1000 unités par jour.
D’autre part, dans les premiers jours de janvier 1915, le directeur de l’Institut Pasteur, le docteur Roux, avait présenté au général en chef la proposition de l’un de ses chefs de service. Gabriel Bertrand, 48 ans, pharmacien et chimiste de grande renommée, était également un profond patriote. Professeur de chimie à la Sorbonne, il était également directeur du laboratoire de chimie biologique de l’Institut Pasteur. Il proposait une grenade, constituée de 6 fragments en fonte, formant une sphère creuse, et contenant en son centre une ampoule en verre, remplie de chloracétone, une substance lacrymogène déjà utilisée. En tombant sur le sol, l’ampoule se brisait et libérait son contenu. Jugée comme peu efficace à l’air libre, la grenade était destinée à être utilisée dans un espace clos.
Le général en chef, trouvant l’idée intéressante, avait donc demandé au général Curmer, qui s’occupait de la mise au point d’armes spéciales, de suivre cette proposition, et celui-ci prit contact avec monsieur Bertrand le 4 janvier 1915. Une commande de grenades fut ensuite passée auprès de Gabriel Bertrand, qui fut le seul fournisseur, et sa fabrication débuta au mois de mars. Dans la semaine du 7 au 14 avril, 4 000 premières grenades Bertrand furent livrées. Son poids avoisinait les 500 grammes et l’ampoule de verre contenait environ 25 g de chloracétone[4]. Le 24 avril fut diffusée la notice descriptive de la grenade Bertrand en même temps que sa livraison sur le front. En mai 1915, le production s’élevait à 3000 unités par jour. Les premiers enseignements sur l’utilisation de ces engins avaient été tirés en quelques mois ; la notice de la grenade Bertrand précisait : « Il n’y aura jamais lieu de l’employer en rase campagne ni par grand vent. Il en faut environ une par mètre courant de crête de feu pour rendre intenable une tranchée. Son efficacité se fera surtout sentir dans l’attaque des tranchées couvertes, des blockhaus, des abris et des maisons ». Il n’était ainsi plus question d’engins aux propriétés non délétères, les concentrations obtenues dans un espace clos avec plusieurs grenades où projectiles étant suffocantes et parfois létales.
Effets physiologiques comparés de la bromacétone, de la chlorocétone et du chlore
Bromocétone
Seuil de l’action lacrymogène
1 mg/m3
18 mg/m3
10 mg/m3
Concentration maximale supportable
10 à 30 mg/m3
100 mg/m3
A cette concentration, le blépharospasme interdit toute vision. Les yeux se ferment par réflexe et sécrètent une quantité importante de larmes qui limitent les lésions. Au delà de 100 mg/m3 , on observe une violente irritation cutanée. L’utilisation en espace clos telle que prévu pour ces engins est mortelle en environ une minute.
La dose léthale est estimée à 60 mg. Lors d’une attaque par vague, à une exposition moyenne de 300 à 600 mg/m3 , ceci correspond à une exposition de 20 à 30 minutes.
Constante de Haber ou nombre létal
4000
3000
7500
Observations
A l’état liquide, le toxique provoque des brûlures chimiques qui peuvent conduire à la cécité si elles touchent l’œil.
D’autres essais eurent lieu, souvent d’initiative personnelle et de façon sporadique. Ainsi, le capitaine Nicolardot, mobilisé dans l’artillerie du 13e C.A., cru de son devoir de rappeler à son chef de corps, le colonel Nollet (commandant par intérim du 13e C.A.) ses recherches sur les armes chimiques. Quelques grenades furent ensuite emplis de chloracétone, d’éther bromacétique et d’oléum. Quelques-unes furent ensuite essayées en novembre 1914 devant le général de Castelnau (commandant en chef de la IIe armée), puis en décembre 1914 devant le général Eydoux (commandant le IIe C.A.). Ce dernier demanda à Nicolardot de lancer plusieurs de ses grenades dans les tranchées allemandes, mais le chimiste refusa, de peur de provoquer des représailles. Selon lui, sa démarche n’avait pour but que d’attirer l’attention de ses supérieur sur les moyens de riposte dont la France pouvait disposer ; « J’étais de plus en plus convaincu que les Allemands emploieraient contre nous tous les procédés scientifiques de destruction ». Toujours sous son impulsion, un essai de projection de viandes putréfiées fut exécuté en envoyant dans les tranchées ennemies des charognes de vache remplis d’explosifs.
Au début de 1915, les autorités militaires françaises avaient planifiées le chargement et l'utilisation sur le champ de bataille, de munitions d'artillerie chargées de substances chimiques, pour le printemps 1915 (SHD, Rapport du sous-secrétaire d'état de l'artillerie et des munitions au sujet des obus spéciaux, 18 décembre 1916, 10N57). Il s'agissait alors de chloracétone et de bromacétone, deux substances suffocantes et lacrymogènes.
Durant l’été 1915, les autorités allemandes accusèrent les français d’avoir enfreint les engagements pris lors de la signature de la Convention de la Haye et d’être responsable de l’escalade chimique. Les autorités françaises s’en défendirent en avançant que les vapeurs répandues par les engins suffocants n’étaient pas délétères, et que leur effets n’étaient que momentanés ; « Obliger l’ennemi à évacuer les tranchées au moyen d’un procédé qui ne causerait aucun désordre sérieux et durable à l’organisme des combattants, tel est le problème que l’état major français s’était efforcé de résoudre, et son souci d’humanité apparaît nettement (…) ». Nous reviendrons un peu plus loin sur ces notions.
Par ailleurs, il est souvent mentionné que les autorités françaises ignoraient purement et simplement l’action toxique des substances dont elles avaient autorisé l’utilisation. Il n’existait pas de données permettant de quantifier le pouvoir agressif ou suffocant d’une substance chimique. Nous n'avons pas trouvé trace d'essais permettant de quantifier le pouvoir létale de ces substances. Cependant, il est fort probable que ces essais furent entrepris, tout comme ils le furent au sein de la Commission du Génie de 1910, avec un dosage des atmosphères produites après mis en oeuvre des artifices suffocants et observation des effets sur des lapins ou autre cobayes. Cette technique fut a nouveau utilisée à partir de 1916 ; on notera que les résultats des effets létaux de la bromacétone, par exemple, s'observaient à partir de 1g/m3 (cobaye) et de 10g/m3 pour le chlore chez le chien et le lapin, 2g/m3 pour le cobaye ( Les gaz - Etudes).
Notons simplement que l’introduction puis le développement de leur utilisation répondaient aux mêmes préoccupations tactiques que celles des allemands : déloger l’ennemi de positions contres lesquelles l’artillerie était impuissante et retrouver la mobilité sur le front. Indubitablement, au début de l’année 1915, français et allemands cherchaient de manière encore confuse, par l’utilisation de l’arme chimique, à obtenir un avantage tactique sur leur adversaire. Les autorités françaises avaient ainsi planifiées l’introduction de munitions d’artillerie emplis de substances lacrymogènes pour le milieu de l’année 1915.
Si ces faits sont passés complètement inaperçu pour le grand public, d’autres ont été relayés par la presse internationale de l’époque. Depuis le début du conflit, on retrouve relaté de façon récurrente l’utilisation d’une arme secrète sous forme de munitions d’artillerie, par les armées françaises. Ces munitions, selon les différents articles, étaient chargées d’une substance nommée Turpinite, mise au point par un chimiste français, Eugène Turpin. Une gazette anglaise du 17 septembre 1914 mentionnait déjà la substance secrète. En octobre 1914, le Daily Mail signal que de nombreux soldats allemands avaient été trouvé mort dans leurs positions empoisonnés par les gaz. Le 6 janvier 1915, un autre journal anglais publiait une photographies de cadavres allemands victimes de grenade à la Turpinite ; la légende était la suivante : « Résultats de la Turpinite. Rangée de soldats allemands. Cette photographie remarquable a été prise en Belgique et montre un résultat partiel du nouveau explosif imaginé par les français. J’ai obtenu des informations certaines sur l’efficacité des grenades à Turpinite, sujet sur lequel il circule tant d’histoires fantastiques. Mon informateur donne ces renseignements de première main, parce qu’il était personnellement présent lorsque cette munition fut employée pour la première fois en Belgique. Le résultat, déclarait-il, était tout à fait mortel et couvrait des rangées entières de combattants ennemis qui étaient tombés morts dans leur tranchée, sans aucune blessure ». Turpin était l’inventeur d’un explosif, le trinitrophénol, qu’il baptisa mélinite, adopté pour le chargement de munitions d’artillerie françaises. Cet explosif avait la particularité d’être fabriqué à partir d’acide picrique. L’explosion de munitions chargée de cette substance produisait en effet des vapeurs jaunâtre fort toxiques. Par ailleurs, le phénomène était connu depuis de nombreuses années puisqu’il avait déjà donné lieu à des controverses lors de la guerre des Boers (1899 à 1902). On savait depuis que l’explosion d’une munition dégageait de nombreux gaz toxiques, dont notamment du monoxyde de carbone. Mais dans la mesure ou l’acide picrique n’était pas placé dans l’obus dans le but de produire des gaz nocifs et devant l’effet minime de ce dégagement de substances nocives en comparaison au pouvoir propre de l’explosion de la munition, aucune suite ne fut donné. Les Allemands ne donnèrent par ailleurs que très peu de crédits à ces suspicions.
[1] Colonel Bauret.
[2] De façon non exhaustive : Général Oudart, directeur de l’artillerie, commandants Lepidi et Bellanger, capitaines Alexandre et Nicolardot.
[3] Nous n’avons pas trouvé trace, dans les archives, d’études visant à déterminer les propriétés d’une substance de remplacement de l’éther bromacétique. Il semble fort probable que la chloracétone fut adoptée en raison des études menées par Nicolardot en 1906.
[4] A partir du mois d’octobre 1915, le contenu fut porté à 100 g de chloracétone et sont contenu fut remplacé par de l’acroléine en février 1916.
Selon Max Bauer[1], une personnalité qui joua un rôle important dans le programme chimique outre-Rhin, l’armée allemande conduisit quelques expérimentations sur les projectiles chimique, avant guerre. Ce fait semble confirmé dans un courrier[2], écrit après le conflit par Haber à l’un de ses anciens collaborateur. Il y explique que lors d’un essai réalisé sur le polygone de Whan, un aviateur lui décrivit que des essais avaient été entrepris avant ou après la déclaration de guerre, avec des bombes d’avion remplis de phosgène. Toujours selon ce même personnage, l’expérience fut finalement abandonnée. Il semble improbable de pouvoir vérifier ces allégations, les sources directes ayant aujourd’hui disparues. Nous retiendrons simplement que ce fut dans l’espoir de débloquer une situation qui semblait conduire à une impasse, que les recherches sur les armes chimiques se développèrent au début de l’automne 1914.
En effet, moins de deux mois après le début des hostilités et après la défaite de la Marne, la déconvenue du haut état-major allemand (Oberste Heeresleitung ou OHL) était complète. La campagne qui devait être courte s'enlisait et le front se stabilisait. L'OHL remplaça von Moltke, alors chef d'état-major, par Falkenhayn. Ce dernier, souhaitant par dessus tout retrouver la mobilité sur le front, chargea un de ses subordonnés en charge de l’artillerie lourde et des places fortes au sein de l’OHL, le major Max Bauer, de superviser des recherches, ayant pour mission de développer une nouvelle arme, capable de déloger un adversaire de retranchements inaccessibles à l'artillerie classique. Le lobby de la chimie était devenu extrêmement puissant et depuis peu, écouté par les plus hautes autorités militaires. En effet, depuis la crise des munitions et des explosifs, l’état major était plus que jamais disposé à écouter les propositions de sa puissante industrie chimique. Elle était en voie d’écarter le spectre d’une pénurie de munitions et d’explosifs qui entraînerait la défaite de l’Allemagne, pourquoi ne pas lui demander de trouver une solution a la déconvenue stratégique qui immobilisait les armées au front ? Pourquoi ne pas lui demander de trouver un moyen d’enfoncer le front et de remporter la décision finale ?
Dans un premier temps, pour mener les recherches, le Major Bauer nomma une commission, formée de consultants scientifique du Ministère de la guerre, membres du bureau Haber, sous la direction de Walther Nernst, un universitaire de Berlin. Nernst connaissait bien Max Bauer ; lors d’une visite à l’OHL, fin septembre, il déjeuna en sa compagnie et celle de plusieurs officiers généraux, qui prêtèrent une attention particulière a ses propos sur le rôle de la chimie dans la guerre. Des scientifiques de grand renom firent bientôt partit de la nouvelle commission : Richard Willstäter, Emil Fischer et Fritz Haber. Les personnalités du monde de l’industrie chimique côtoyaient très fréquemment certains membres du Ministère de la Guerre, principalement pour rendre compte de l’état des stocks de matières premières. Si bien que les premières propositions envisagées s’orientèrent rapidement vers une arme utilisant le potentiel des sous-produits de l’industrie chimique du colorant. Certainement au début du mois d’octobre 1914, sous l’impulsion de Falkenhayn, une réunion fut organisée sur le polygone d’essai de l’artillerie de Wahn, et permit de rassembler des membres de l’OHL, des scientifiques et probablement des membres de l’industrie. Il était nécessaire de trouver une arme qui ferait sortir les fantassins adverses de leurs tranchées, qui soit économique et qui offrirait un avantage durable sur les Alliés pour des mois ou d’avantage. Les chimistes, connaissant les inévitables accidents des usines chimiques et leurs effets néfastes, voire mortels, proposèrent alors d’utiliser les gaz toxiques. Les gaz avaient l’immense avantage d’être des sous-produits de l’industrie des colorants, dont on pouvait disposer en quantité et dont la production ne nécessiterait pas d’efforts particuliers. En outre, la supériorité technique écrasante de l’industrie chimique allemande sur l’industrie française, permettrait d’obtenir un avantage durable dans le temps.
Dès octobre 1914, la société Auergesellschaft lançait des essais sur le chlore. Les recherches s’orientèrent également vers le chargement de projectiles d’artillerie et aboutirent très rapidement. Le major Bauer se chargea d’obtenir le soutien des industriels de la chimie, indispensable en cas de production massive de gaz ; les résultats dépassèrent ses espérances puisque la firme Bayer, dirigée par Carl Duisberg, se proposa de mettre l’appareil productif et les laboratoires scientifiques du Cartel des colorants au service de la recherche sur les gaz. Duisberg, profondément patriote, fut particulièrement enthousiasmé à la perspective de lancer des recherches, de produire et d’employer des toxiques comme arme militaire. Non seulement cela devait lui permettre de relancer son industrie, mais lui offrait également l’opportunité de devenir un des artisans de la victoire.
Ainsi, les premières recherches débutaient, sous l’impulsion personnelle de Falkenhayn, au sein de deux entités différentes. La première réunissait, au sein du bureau Haber appartenant à l’office des matières premières stratégiques, plusieurs consultants scientifiques du Ministère de la guerre de haut niveau. De nombreux scientifiques du Kayser Wilhelm Institut (ou K.W.I.) rejoignirent bientôt l’équipe. La deuxième était constituée par les firmes chimiques privées et leurs nombreux laboratoires de recherche. La mise en œuvre des procédés industriels de fabrication des substances toxiques leur incombait. Mais elles prirent très rapidement une part importante dans la phase des recherches et des propositions. Cet aspect n’était évidement pas désintéressé. Il existait une coopération très étroite entre les industriels et les scientifiques du Ministère ; leurs intérêts étaient en partie communs. Cette organisation présentait un avantage certain pour les militaires, qui purent s’affranchir d’une mise en place délicate et complexe d’institutions chargées, d’une part, de la recherche et d’autres part, de l’aspect industriel. Les laboratoires privés organisèrent les premières recherches, les premiers essais, les chargements de cylindres de toxiques et de projectiles jusqu’à la fin de l’année 1915. Il semble cependant que ce lobby scientifico-industriel déploya de nombreux efforts pour promouvoir l’utilisation de nouvelles substances toxiques, ne laissant parfois aux militaires qu’une impression de contrôle éclairé sur les orientations prises. De nombreuses substances furent ainsi adoptées et chargées dans des milliers de projectiles, après la réalisation de quelques tests, pour se révéler finalement comme inefficace sur le champ de bataille. Au delà de toute logique, certains composants, particulièrement complexes et coûteux à produire, furent utilisés alors que des précurseurs de leur synthèse aux propriétés parfois plus toxiques, furent écartés dans un premier temps. A cet égard, il est important de noter que les firmes chimiques réalisèrent des bénéfices importants et que leur chiffre d’affaire était sans cesse en hausse. Carl Duisberg, à l’été 1915, écrivait ainsi au major Bauer : «Je voudrais que vous puissiez voir comment cela marche à Leverkusen. L’usine tout entière est transformée et remise à neuf, elle travaille presque uniquement pour les commandes de l’armée. En tant que créateur de cette prospérité, vous avez le droit d’en être fier[3] ».
Carl Duisberg
Le premier toxique utilisé fut le chlorhydrate de dianisidine, probablement proposé par Duisberg, dont le nom de code fut Niesgeschoss. Il pouvait être très facilement synthétisé à Leverkusen. Le temps était compté, et dans leur empressement, les Allemands préférèrent se passer d’une série de tests pour valider la capacité des nouvelles munitions et réaliser un essai directement sur le front (après quelques tirs d’essai au centre de Wahn). Le 29 octobre 1914[4], les allemands envoyèrent 3000 obus «Ni» de 10,5 cm contenant du chlorhydrate de dianisidine (Ni-geschoss ou Niesgeschoss, Nies pour Niespulver qui signifie poudre éternuante) sur Neuve-Chapelle, lors d’une offensive. Le toxique (environ 550g, fabriqué par la Farben fabriken de Friedrich Bayer)), sous forme de poussière fine, était placé à côté d’une charge explosive et de schrapnells dans le corps de l’obus. Ce produit, irritant pour les yeux et le nez, ne sembla pas avoir été suffisamment efficace puisque l’expérience ne fut pas réitérée et le projet abandonné. Les troupes françaises, lors de cette attaque ne remarquèrent même pas qu'elles avaient été victimes d'un bombardement chimique, certainement le premier de l’Histoire. Malgré tout, près de 20 000 obus Ni de 10,5 cm furent produits jusqu'à la fin de novembre 1914. L’OHL réalisa ainsi qu’il était nécessaire de mener des recherches et des études préalables au chargement d’un nouvel obus chimique.
Déterminés à franchir un cap dans la guerre chimique, espérant trouver dans l'utilisation de cette nouvelle arme un moyen de percer le front, les recherches visant à la fabrication d’un obus toxique furent poussées à fond sans attendre. Pour les mener, une équipe de huit chimistes fut formée, dont trois futurs prix Nobel : James Franck (Nobel de physique en 1925), Gustav Hertz (également Nobel de chimie en 1925) et Otto Hahn (Nobel de chimie en 1944).
L’OHL ne possédait pas d’officier chimiste, mais le Colonel Gerhard Tappen, chef des opérations à l’état major, avait un frère qui travaillait au Ministère de la guerre dans le domaine, de l’artillerie lourde. Hans Tappen était un scientifique qui avait rédigé un mémoire sur un puissant irritant oculaire le bromure de xylyle ; il fut ainsi rapidement détaché auprès de l’équipe qui travaillait déjà à Spandau sur le chargement de projectiles.
La synthèse du bromure de xylyle (qui sera nommé T Stoff en hommage à Hans Tappen) était réalisée par bromuration des huiles légères, provenant de la distillation des goudrons. On obtenait en réalité un mélange complexe, contenant de nombreux dérivés, appelés plus généralement bromures benzyliques, dans lequel le bromure de xylyle dominait. Les vapeurs de ces substances étaient extrêmement irritantes pour les yeux, et leur odeur rappelait un peu celle que possèderait un mélange d’essence d’amandes amères et de formol. La toxicité était très faible, mais la puissance lacrymogène était énorme, pour un seuil d’action assez bas. La faible volatilité de ces substances rendait leur évaporation très lente, et assurait ainsi la persistance de leurs effets ; autre avantage : leurs vapeurs étaient très denses, et s’accumulaient au fond des tranchées. Cela suffisait aux instances militaires et l’idée de la charger dans une munition d’artillerie fut rapidement adoptée.
L’équipe de chercheurs se heurta à de nombreux obstacles. La présence d’un liquide dans le corps de l’obus causait de sérieuses perturbations balistiques. Le mélange était très corrosif, et se décomposait au contact du fer, aussi fut il enfermé dans un cylindre de plomb à l'intérieur du corps de l'obus. Pour le charger dans une munition, les Allemands modifièrent leur obus de 150 mm modèle 1912, en supprimant la charge d’acide picrique, et en la remplaçant par une autre, bien plus faible, de tolite. Cette dernière fut placée au dessus du cylindre de plomb, contenant 2,3 litres de toxique. Le poids total de l’obus était voisin de 43,5 kg, et il pouvait être envoyé jusqu’à une distance de 7 à 8 km. Les premiers tests se déroulèrent près de Berlin, en décembre 1914, puis eurent lieu au polygone de Whan, le 9 janvier 1915, en présence de Falkenhayn. Il se révélèrent positifs. La production fut lancée (en premier lieu par Kahlbaum en décembre 1914, puis par Bayer le mois suivant) puis le chargement des obus fut réalisé sur place, par les usines chimiques. Les premiers essais réels sur le front eurent lieu le 31 janvier 1915, sur le front oriental, à Bolinov en Russie, où 18 000 obus T furent tirés. Mais les résultats furent loin d'être ceux escomptés, car les basses températures de l’hiver empêchaient la vaporisation du produit sur le terrain. Des essais supplémentaires auraient certainement permis d’éviter cet échec, mais les militaires souhaitaient l’introduction de cette arme nouvelle sur le front au plus tôt. A partir du mois de mars, les obus chargés en T-Stoff furent utilisés sur le front occidental. La IVe armée allemande du Duc Albrecht de Wurtemberg utilisa un nombre indéterminé d’obus T dans le secteur de Nieuport. Selon Hanslian, cinq nouvelles opérations furent menées jusqu’au mois de juin. Les vagues gazeuses lâchées dans la région d’Ypres, à partir du 22 avril, furent renforcées par le pilonnage à l’arrière et sur les batteries d’artillerie adverse, d’un nombre conséquent d’obus T.
Hans Tappen rejoignit rapidement les laboratoires de recherche de la firme Bayer à Leverkusen ou de nouvelles substances furent proposées et étudiées par la suite. Ainsi, la production de bromacétone (B stoff) et de chloroformiate de méthyle chloré (K Stoff ou Palite) débuta en janvier 1915 à Leverkusen. Un mélange d’anhydrine et de chloridrine sulfurique fut lancée à la même époque, puis Hoechst lança la production de bromométhyléthyl cétone en avril 1915. Il semble que les premiers tirs effectués sur les Français eurent lieu en mars 1915, dans le secteur de Nieuport, avec des obus T et des obus B. Hans Tappen devint rapidement responsable de la nouvelle section de l’OHL chargée du développement des bombes et autres projectiles chimiques.
Fabrication de substances toxiques au sein des trois grandes firmes chimiques allemandes, 1915.
Firmes
Bromacétone (Bn Stoff)
Bromométhyléthyl cétone
Anhydrine et chloridrine sulfurique
Bromure de xylyle
Palite (K Stoff)
Total
Ci-dessus : détails des chargements des différentes substances chimiques utilisées par les armées allemandes durant l'année 1915. On constate que la Bromacétone fut la plus utilisée, suivie du bromure de xylyle et enfin de la palite.
Falkenhayn, qui croyait beaucoup au potentiel de l’arme chimique malgré les premières déconvenues, avait conseillé aux chimistes d’orienter leurs recherches vers un gaz plus efficace, produisant une incapacité définitive et irréversible (c’est à dire mortel). Les scientifiques relevèrent que ce procédé violerait les deux traités signés à la Haye en 1899 et 1907 et ratifiés par l’Allemagne. Ils proscrivaient « l’usage de tout projectile dont le seul but est la diffusion de gaz toxiques ou déletèrent ». Malgré cette violation flagrante de la convention de la Haye, l’équipe du Kaiser Wilhem Institut, de son côté, travaillait sans relâche sur le chargement d’obus en phosgène et en oxyde d’arsenic.
Entre février et mars 1915, de nombreux essais furent réalisés avec des munitions aux capacités toxiques bien plus importantes. Un certain nombre de bombes de mortier et d’obus expérimentaux furent chargées en phosgène et en chlore. Une démonstration de tirs chimiques fut réalisée à Wahn le 25 mars 1915. Carl duisberg, présent, fut intoxiqué à cette occasion par des vapeurs de phosgène. Dans une lettre adressée à Bauer, au début de l’année 1915, il décrivit ainsi sa propre expérience avec le phosgène : « Je peux vous dire à ce sujet que j’ai dû rester huit jours couché, après avoir respiré cette horrible drogue pendant quelques instants… Si nos ennemis sont traités pendant plusieurs heures de suite avec ce poison volatil, ils seront mis hors de combat, à mon avis pour un laps de temps indéterminé ». Il ne semble pas que ces projectiles expérimentaux aient été utilisés par la suite, sauf peut-être à une occasion.
Au mois de janvier, un grave accident compromit l’avance des travaux. Lors d’un essai de chargement d’obus, le laboratoire sauta et tua sur le coup Otto Sackur, un spécialiste de la thermodynamique, et blessa grièvement son collaborateur, Gerhard Just. Cet accident survenait en même temps que l’échec des essais de l’obus T. Cela devait donner plus de crédits à une proposition alternative étonnante, émanant d’un spécialiste des gaz comprimés. Plutôt que de transporter les toxiques à l’aide de munitions d’artillerie, il proposait de lâcher directement des dizaines de tonnes de toxiques depuis les lignes allemandes, et de laisser le vent transporter le nuage de gaz formé vers les lignes ennemies. En effet, depuis le mois de décembre 1915, Haber s’était orienté vers l’émission de chlore gazeux, produit disponible à faible coût et en grande quantité en Allemagne. Des essais furent entrepris au cours des mois de décembre et janvier pour déterminer les conditions optimales au lâcher de gaz. En effet, de nombreux facteurs interviennent, et l’émission de la vague demandait qu’ils soient tous favorables. Si le sens du vent et sa régularité étaient essentiels, sa vitesse était aussi primordiale : trop faible, il exposait les agresseurs à de dangereux retours de gaz ; trop forte, la vague se dispersait trop rapidement. La température de l’air et du sol avait également une grande influence. Ceci impliquait donc la présence de stations météorologiques situées à proximité de l’endroit prévu pour l’attaque, ainsi qu’une étude approfondie du site.
[1] Bundesarchiv, Koblence, Archives de Max Bauer. Rapport non daté, certainement postérieur à 1918. Source citée par Haber, Ludwig Friedrich, The poisonous Cloud, Oxford, Clarenton Press, 1986.
[2] BMA, Bundesarchiv-Militärarchiv, Freiburg, N 221/32, lettre de Fritz Haber au général Geyer, août 1933. Source citée par Haber, Ludwig Friedrich, The poisonous Cloud, Oxford, Clarenton Press, 1986.
[3] Cité par Joseph Borkin, l’I.G. Farben, édition Alta, 1979.
[4] Soit moins d’un mois après que la décision ait été prise de développer les munitions chimiques. Ce fait semble conforter la thèse selon laquelle ces recherches furent débutées bien auparavant.
Elle fut la première attaque chimique d’envergure menée et reste encore aujourd’hui, emblématique de cette forme particulière du conflit qu’est la guerre chimique. Elle est souvent citée comme étant la première utilisation de l’arme chimique et nous avons vu que cela est faux. Il est d’ailleurs paradoxale de noter que cette attaque, citée dans l’ensemble des ouvrages traitant de la Première Guerre mondiale, est finalement particulièrement mal connu et très souvent relatée de façon erronée.
Le premier point d’ombre, qui persiste encore aujourd’hui, est l’objectif retenu par l’OHL et Falkenhayn. Ce dernier, comme pour la bataille de Verdun, s’est toujours défendu d’avoir voulu mener une opération offensive avec pour but la prise de la ville d’Ypres. Il est vrai que l’objectif, en ce début d’année 1915, était de remporter une victoire sur l’armée russe sur le font Est et que le front Ouest n’avait qu’une vocation défensive. Mais l’ensemble des évènements laissent cependant à douter que cette attaque n’avait que pour but de faire un test de l’arme chimique. Au total, six opérations de lâcher de gaz vont se succéder et les actions offensives se poursuivront sur un mois, avec au final des pertes s’élevant à plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Pourquoi cet acharnement si l’opération se voulait un simple test probatoire ? Pourquoi avoir choisi un site aussi peu propice mais tant symbolique ? Ces questions ne sont toujours pas élucidée de nos jours.
Le choix du site fut arrêté avant la fin du mois de janvier 1915. Au début du mois de janvier, Falkenhayn et son état-major consultèrent les commandants de chaque armée en vue de déterminer le site le plus propice à une attaque par vague gazeuse. A l’exception du Duc Albrecht de Württemberg, commandant la IV armée devant Ypres, tous refusèrent. Le choix de l’OHL, en accord avec le chef d’état-major de la IVe armée, le général Ilse, se fixa donc sur la région d’Ypres.
Le 25 janvier 1915, le général Bertold von Deimling, chef du XVe corps d’armée allemand positionné sur le long du saillant d’Ypres, fut convoqué par Falkenhayn, au Grand quartier général de Mezière. Ce dernier l’informa que son secteur avait été choisi pour la mise en place d’une arme nouvelle, les gaz de combat. « je dois avouer que la mission d’empoisonner l’ennemi comme on empoisonne des rats eut le même effet sur moi que sur tout soldat qui se respecte : cela me dégoûta. (…) Si ce gaz empoisonné rendait possible la capture d’Ypres, elle nous permettrait peut-être de remporter une victoire qui déciderait du sort de la campagne. Face à un objectif aussi grandiose, il faut mettre les objections personnelles de côté ». Ce choix, certainement judicieux en regard de la valeur symbolique de l’objectif, ne semblait pas remporter l’adhésion de l’ensemble des officiers de l’état-major. De nombreuses réticences se faisaient sentir au sein du haut commandement allemand, conservateur et opposé par principe à l’idée de l’utilisation d’une arme nouvelle, proposée et développée par des chimistes civils. Ainsi, le premier essais d’utilisation du procédé de vague gazeuse devait constituer une expérience probatoire destinée à évaluer le potentiel de cette arme nouvelle. Il ne serait donc pas associé à une attaque d’infanterie importante. Le choix du site, Ypres, qui représentait un symbole de la cause alliée où de nombreux Anglais et Français étaient morts lors de la tentative de percée allemande du 10 au 22 novembre 1914, posait un problème supplémentaire d’ordre météorologique. On y observait des vents dominants qui semblait s’opposer à l’opération allemande, ou du moins la rendre plus délicate. Dès la fin de janvier, des pionniers furent entraînés au maniement des cylindres de chlore, à Wahn. Ces bataillons n°35 et 36 resteront des spécialistes des attaques au gaz tout au long de la guerre et seront constamment entraînés et formés à l’utilisation des nouveaux engins à gaz allemands. Leur commandement fut assuré par le colonel Otto Peterson. On trouvait dans leurs rangs de nombreux scientifiques et spécialistes, militaires ou même civiles. Haber utilisa le système de conditionnement du chlore mis au point par les ingénieurs de la BASF. Celui-ci était stocké sous forme liquide, à l’intérieur de cylindres gainés intérieurement de plomb ; il suffisait d’y ajouter un tuyau, plongeant au fond de la bouteille qui, par l’intermédiaire d’une soupape, libérait le chlore liquide à l’extérieur, se transformant alors en gaz. Pour préserver le secret de l’opération, aucun essai d’envergure ne fut réalisé. Les essais permirent de déterminer la concentration de chlore nécessaire et la vitesse à laquelle les cylindres devaient être ouverts. Une répétition générale fut menée le 2 avril sur le terrain d’entraînement de Beverloo, au cours de laquelle Haber et Bauer furent accidentellement intoxiqués.
Le projet initial était grandiose ; l’attaque devait être menée sur un front de 23 km, avec une concentration de l’ordre de 30 tonnes par km, soit près de 700 tonnes de gaz. 6 000 cylindres de l’industrie, d’une contenance de 40 kg furent réquisitionnés et 24 000 unités supplémentaires de cylindres plus manœuvrable, d’une contenance de 20 kg, furent mis en fabrication. Les travaux commencèrent à la fin du mois de janvier. Il fallait creuser des cavités pour enterrer les cylindres de chlore sous le parapet de la tranchée ; les cylindres pesant plus de 80 kg, et cela de nuit, sans bruit, pour ne pas éveiller l’attention de l’ennemi situé à parfois à peine 50 m de là. Les travaux furent achevés vers le 10 mars, mais le commandement réalisa alors que le secteur était particulièrement mal choisit. Les tranchées serpentaient de telle façon que cela laissait craindre un retour de gaz dans les lignes allemandes. Il fut ainsi décidé de créer un deuxième secteur d’attaque, au nord du saillant, près du village de Langemarck, en face du secteur français. Le 5 avril, les travaux commencèrent et s’achevèrent le 11. 1 600 cylindres de grande capacité et 4 130 de petit modèle (soit près de 150 tonnes) furent répartis sur 7 km de front, pour une densité de chlore ramenée à 21 t/km (contre 30 dans le projet initial). Les cylindres furent groupés par batterie de dix avec une seule pipe d’éjection.
Ces hommes appartiennent au 236e Réserve Infanterie Régiment, de la 51e Réserve Division, 26e Réserve Korps de la IVe Armée. Ils sont en ligne devant le saillant d'Ypres, dans le secteur de Langemarck. D'ici à quelques jours, ils participeront à la grande offensive chimique sur le saillant, contre les troupes françaises.
Une vue des tranchées de la région du saillant d'Ypres ; les parapets sont souvent constitués de sacs de sable. Du côté français, elles sont souvent peu profondes et mal aménagées.
A gauche, vue de l'église de Langemarck, en arrière des lignes allemandes.
Eglise de Poelcapelle, en arrière des lignes allemandes.
Contrairement aux ambitions du général Bertold von Deimling, chef du XVe corps d’armée allemand, qui plaçait dans l’utilisation des gaz de combat l’espoir d’une rupture du front et la prise de la ville d’Ypres, l’objectif des troupes allemandes fut certainement revu nettement à la baisse. L’objectif retenu par Falkenhayn reste par ailleurs encore de nos jours, assez mystérieux. Von Deimling précise pourtant le 25 janvier 1915, lors de son entretient avec Falkenhayn, que l’objectif désigné est nettement la prise d’Ypres et que cette victoire pouvait décider du sort de toute la campagne. L’acharnement avec lequel les Allemands poursuivront la bataille dans les semaines qui suivirent semble donner raison à Von Deimling. Falkenhayn écrivit après la campagne que, tout comme à Verdun l’année suivante, son but n’était pas la prise de la ville. Alors pourquoi a-t-il maintenu une offensive aussi coûteuse en vie humaine pendant plusieurs semaines ? Pourquoi avoir choisit de frapper précisément à la jonction des armées françaises et britannique, sachant que c’était le moyen le plus sur de désorganiser les armées alliées ? Pourquoi surtout avoir choisit le site de la ville d’Ypres, symbole de la cause alliée, où de nombreux Français et Anglais étaient tombés l’année précédente devant les troupes allemandes, si ce n’était pas dans l’espoir de prendre la ville et de frapper fort l’opinion publique ? Falkenhayn n’a-t-il pas cherché une fois de plus à masquer à postériori ses défaites en limitant l’ampleur supposée de ses objectifs ?
La grandiose opération initiale fut bientôt ramené à un simple test, dont on attendait un simple succès local. Le 26e corps de réserve en charge de l’opération avait pour objectif de s’emparer des crêtes le long de la ligne Boezinge-Pilckem-Langemarck-Poelcapelle pour s’y retrancher. Il n’était donc plus question d’exploiter le résultat que ne manquerait pas de produire la nouvelle arme. L’OHL était par ailleurs extrêmement confiant, s’étend fait assurer que les Alliés ne disposeraient jamais du potentiel de l’industrie chimique allemande et ne pourraient pas riposter par un moyen identique avant plusieurs années, voir jamais.
Des informations finiront par filtrer jusqu’au Grand quartier général français. Plusieurs rapports de déserteurs allemands avaient annoncé l’attaque allemande. L’un d’entre eux, émanant de l’interrogatoire d’un prisonnier du 234e régiment d’infanterie, daté du 14 avril 1915, était particulièrement précis : il annonçait l’attaque pour la nuit du 15 au 16, expliquait le dispositif de mise en place des bouteilles dans tous ses détails, et le prisonnier remit même une compresse de coton imbibée de solution neutralisante, en expliquant que ce modèle avait été distribué à toute la troupe en vue de l’attaque. Ce même type de bâillon sera retrouvé sur plusieurs soldats capturés, dont les explications seront les mêmes. Par ailleurs, des civils Belges signalaient aux autorités françaises que les Allemands faisaient fabriquer des compresses de tulle dans le but de se protéger contre des gaz. Le 16 avril, les Anglais, en attaquant au sud-est d’Ypres, recueillirent des prisonniers affirmant qu'il se trouvait des cylindres de gaz dans leurs tranchées. Plusieurs hommes pourront vérifier ces informations en se rendant sur place. Le 17 avril, un communiqué allemand déclarait : « Hier, à l’est d’Ypres, les Anglais ont encore employé des obus et des bombes de gaz asphyxiants. ». Il s’agissait d’un procédé d’intoxication dont le but est de justifier la prochaine attaque aux gaz comme une réplique à cette imaginaire attaque anglaise. Enfin, les Alliés interceptaient toute une série de communications TSF près d’Ypres, faisant état de l’inquiétude au sujet des vents, de leurs directions et des conditions météorologiques. Ces messages étaient pour la plupart émis par un capitaine du nom de Haber…Malgré toutes ces informations concordantes, personne, chez les Alliés, n’aura été capable de mesurer à temps l’importance de ce qui se préparait en face.
Dans une tranchée allemande de première ligne ; les bouteilles de chlore sont enterrées et ne laissent dépasser que la robinetterie, qui est reliée à une tuyauterie qui laissera échapper le gaz devant la tranchée.
Fantassins allemands du R.I.R. 236 munis de compresses neutralisantes destinées à protéger les troupes d'assaut du nuage toxique de chlore.
Le jour de l’opération fut hâtivement fixé le 15 avril, des troupes devant être rapidement retirées du saillant pour être dirigées vers le front de l’Est. L’opération, pour des raisons météorologiques, fut repoussée jusqu’au 22 avril. En effet, cette journée fut une radieuse journée ensoleillée de printemps. L’attaque devait concerner tout le secteur français, du village de Steenstraat à celui de Langemark, soit un secteur de 6 km de long. Dans l’après-midi, un feu intense fut déclenché par les artilleurs allemands sur le saillant, à l’aide d’obus explosifs et d’obus chargés en T-Stoff. A 17h10, un tir de fusées lumineuses rouges s’éleva dans le ciel et les pionniers ouvrirent les bouteilles. Un nuage verdâtre s’éleva des lignes allemandes, accompagné d'un sifflement et 149 tonnes de chlore furent déversées en quelques minutes, depuis Steenstraat jusqu’à l’est de Poelcappelle, et le nuage emporté par le vent se dirigea vers les lignes françaises. Les troupes des 45e et 87e divisions qui occupaient les lignes françaises furent anéanties en quelques minutes. L’effet du nuage fut effroyable, la panique indescriptible. Le lieutenant Jules-Henri Guntzberger, commandant la 2e compagnie du 73e R.I.T., se trouve alors à son poste de commandement, situé à 70 ou 80 mètres des tranchées avancées allemandes. « J’ai vu alors un nuage opaque de couleur verte, haut d’environ 10 mètres et particulièrement épais à la base, qui touchait le sol. Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués (…) et nous avons ressenti les malaises suivant : picotements très violents à la gorge et aux yeux (on observe une irritation oculaire avec le chlore qu’à de très fortes concentrations), battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. Nous avons dû alors nous replier, poursuivis par le nuage. J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là, les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir ». Le médecin aide-major Cordier, du 4e bataillon de chasseurs à pied, fait une remarquable description des symptômes de l’intoxication : « La première impression ressentie est la suffocation, avec brûlure des muqueuses du nez, de la gorge et des bronches. Une toux douloureuse s’ensuit, avec affaiblissement général des forces. En général, les vapeurs ne provoquent pas les larmes. Beaucoup subissent les effets d’un empoisonnement violent : maux de tête, vomissements qui vont jusqu’au sang, diahrée. Il s’ensuit, pendant plusieurs jours, une courbature générale et d’une grande dépression, avec bronchite plus ou moins violente ».
Troupes allemandes du RIR 236 en attente de l'émission de la vague gazeuse, juste en arrière des premières lignes. Les troupes sont positionnées dans des abris d'attente, sommairement camouflés. Dans quelques heures, les hommes partiront à l'assaut des lignes françaises.
Le front fut crevé en moins d’une heure, mais les troupes allemandes ne purent exploiter le succès, faute de renforts, et durent s’enterrer sur place une fois la nuit tombée, laissant les unités françaises reprendre pied et organiser les premières contre-attaques. Les troupes allemandes avaient progressées au centre du secteur de près de 4 km, faisant 1800 prisonniers et capturant 55 canons et 70 mitrailleuses. Mais sur ses ailes, l’attaques fut stoppée grâce à une résistance acharnées des troupes françaises.
Le nombre des pertes suite à cette journée tragique du 22 avril est aujourd’hui soumis à de nombreuses controverses et les chiffres les plus fantaisistes circulent encore. Le bilan est pourtant assez facile à estimer. Les JMO de la 87e Division Territoriale du général Roy, des 73e et 74e RIT, ceux de la 45e Division algérienne du général Quiquandon, de sa 90e brigade avec les 1er tirailleurs de marche et le 1er bataillon d’Afrique sont relativement explicites. Le 74 RIT, qui sembla accuser les pertes les moins importantes (environ plus du tiers de son effectif), eut 10 tués, 61 blessés et 792 disparus. La 87e DIT ; dont le 74e RIT faisait partie, 55 tués, 139 blessés et 2398 disparus ; son JMO relate : « La plupart des officiers sont tous tombés, les hommes sont tous hébétés, à demi asphyxiés ». La 45e DI rapporta plus de 60% de pertes sur les hommes présents en premières lignes, près de 1800 disparus ; « il est impossible d’évaluer les pertes réelles, mais sans exagérer, on peut les estimer à environ soixante pour cent de l’effectif ». Ainsi, en évaluant seulement les pertes des hommes exposés en premières lignes, on peut avancer qu’il y eu au minimum 4200 disparus. Près de 600 gazés se sont repliés dans les lignes françaises et environ 650 hommes sont mis hors de combat du côté canadien. Les Allemands indiquèrent avoir fait 1800 prisonniers dont plus de 200 grands gazé dont certains décédèrent. Ainsi, a minima, on peut évaluer les pertes françaises à 2500 morts le premier jour. Pour prendre conscience des proportions des pertes, nous citerons encore quelques exemples : le premier bataillon du premier Régiment de Tirailleurs de marche, passe d’un effectif de 800 hommes à 149, le deuxième bataillon perd 464 hommes, le premier Bataillon de Marche d’infanterie d’Afrique se retrouve à un effectif de 297 hommes sur 884 avec près de la moitié de son effectif tué (417 hommes tués à l’ennemi).
Le nombre de blessés est beaucoup plus difficile à estimer ; le nuage fit des victimes plusieurs kilomètres en arrière des lignes, dans les deuxième et même parfois troisièmes positions. La mortalité, dans ce genre d’intoxication décrois en quelques jours mais perdure encore au-delà de vingt quatre heures; ainsi, de nombreux gazés décéderont encore plusieurs jours après leur exposition au brouillard de chlore. On note cependant, à la lecture des archives des unités exposées, un nombre de cas peu importants par rapport à l’effectif ayant subit l’effet du chlore. Ainsi, le deuxième bis Régiment de marche de Zouave, exposé en deuxième ligne, se retrouve mêlé aux combats et lutte contre la pression des troupes allemandes. Il perdra plus de mille hommes en quelques heures, 500 disparus, 138 morts et 682 blessés. Les effets se font ressentir bien au delà de 2 kilomètres devant les lignes. Le capitaine d’artillerie Chadebec de Lavalade se trouve alors à Boesinghe, à deux kilomètres des lignes allemandes : « Une odeur assez forte, qui me parût être celle du chlore, se répandit autours de nous. Puis, mon poste fut violemment bombardé avec des obus d’une nature spéciale, répandant une odeur extrêmement violente, qui rapelait celle du formol (il s’agit sans aucuns doutes d’obus T au bromure de xylyle). Je me trouvai fortement incommodé, et un homme, s’effondrant auprès de moi, fut pris de vomissements pénibles (…). A une heure du matin, je ne cessai de tousser et n’en pouvant plus, je me fis conduire à l’ambulance divisionnaire, suffocant complètement ».
Cadavres français dans les lignes alliées, suite à l'opération chimique du 22 avril 1915.
Les effectifs des troupes exposées directement au brouillard mortel sont décimés en quelques heures, la mortalité dépassant parfois la moitié de l’effectif, ce qui est énorme et restera inédit.
L’expérience probatoire, objectif de l’attaque désigné par Falkenhayn, semblait avoir été concluant. Les Allemands furent même particulièrement surpris de l’efficacité de leur moyen offensif chimique. Mais l’expérience ne devait pas s’arrêter là et plus de six opérations de lâcher de gaz eurent lieu dans les semaines suivantes, sur le saillant d’Ypres, ce qui semble par ailleurs discréditer les allégations de Falkenhayn sur ses intentions ; pourquoi poursuivre cette offensive et continuer d’utiliser la nouvelle arme une fois le test effectué ?
La deuxième attaque toucha les troupes canadiennes, dans la nuit du 23 au 24 avril. Seulement 15 tonnes de chlore furent utilisées à cette occasion, pour des résultats peu probants. Car cette fois, même si beaucoup d’hommes furent surpris dans leur sommeil, les premiers moyens de protection avaient été diffusés et l’attaque fut beaucoup moins meurtrière. Les hommes utilisèrent, pour se protéger des gaz, des morceaux d’étoffe imbibés de bicarbonate de soude ou même d’urine. D’autres émissions de chlore eurent lieu durant la période du 22 au 27 avril, souvent de faible envergure et rarement suivies d’attaque d’infanterie. Le sous-lieutenant Maurice Lacroix, du 66e d’infanterie témoigne : « Le 27 avril, je faisais partie d’une colonne d’attaque chargée de reprendre les tranchées perdues le 22. Nous nous battions depuis midi, quand, à deux heures, au moment où nous chargions à la baïonnette, un nuage épais et verdâtre s’est élevé des lignes allemandes, nous obligeant à cesser notre offensive et à nous coucher. Vers quatre heures, nous avons chargé de nouveau ; à ce moment, de nouvelles vapeurs sont encore sorties des tranchées ennemies, en même temps qu’une grêle d’obus asphyxiants s’abattait sur nous. Je suis tombé, étouffant et pris de vomissement avec filet de sang ».
A gauche et ci-dessous, deux vue de Saint Julien au 24 avril 1915.
Prisonniers Anglais le 24 avril 1915.
Le 1 mai, ce furent les troupes britanniques qui subirent un lâcher de 40 tonnes de chlore, faisant 227 morts et 2400 blessés ; l’opération fut un échec car le vent changea subitement de sens et la prise de la colline 60, objectif des forces allemandes, échoua. L’opération fut renouvelée dans la nuit du 5 au 6 mai et fut cette fois ci couronnée de succès. Le 10 mai, dans le même secteur, un nouveau nuage s’éleva des lignes allemandes, probablement dans le but de vider les cylindres restant.
La dernière opération débuta à 2h45 dans la nuit du 24 mai, en ouvrant des bouteilles nouvellement installées au sud est de Frezenberg. Les troupes britanniques en place souffrirent particulièrement des différentes déchargent de gaz qui se succédèrent jusqu’au petit matin, précédant un assaut important de l’infanterie.
La situation fut alors stabilisée et la bataille s’acheva après plusieurs semaines de combats. Malgré un gain de territoire important, la ville d’Ypres était toujours aux mains des alliées. L’arme chimique avait montré son potentiel à briser la résistance ennemie ; l’essai probatoire semblait concluant et les partisans de l’utilisation de cette arme nouvelle, nourrirent à nouveau l’espoir d’une percée du front grâce aux gaz. Et pourtant, les possibilités de percée des vagues gazeuses s’étaient évanouies en même temps que le nuage de chlore se dissipait sur le saillant d’Ypres. L’élément indispensable à la réussite de ce type d’opération, c’était la surprise. Ainsi, une fois le procédé dévoilé et les premiers moyens de protections adoptés, les gaz avaient perdu une grande partie de leur potentiel. Ne pas avoir conduit une offensive majeure à Langemarck, pour jouer de l’effet de surprise, fut une erreur monumentale. Fritz Haber, devait déclarer par la suite : « Le commandement militaire reconnu après coup que, si l’on avait suivi mes conseils et préparé une attaque de large envergure, au lieu de faire à Ypres une expérience vaine, l’Allemagne aurait gagné la guerre[1] ». Ce sentiment fut partagé par de nombreuses personnalités, comme le colonel Bloch qui écrivit : « On ne peut, sans émotion, imaginer ce qui fut advenu, si, à la place d’une simple expérience, les Allemands avaient réuni les éléments d’une grande offensive. Cette erreur est comparable à celle que commirent les Anglais lors de l’emploi prématuré de leurs tanks en engageant quelques pièces seulement, divulguant ainsi le secret au lieu d’attendre que ces engins fussent en nombre suffisant pour appuyer une action décisive[2] ».
Si la deuxième bataille d’Ypres ne fut pas, comme cela est souvent présenté, la première opération chimique de la Grande Guerre, elle constitua cependant une étape importante dans le développement des hostilités chimiques. Elle fut la première opération chimique d’envergure et la première a atteindre une si grande efficacité. Incontestablement on peut la considérer comme une rupture décisive dans cette forme particulière de combat.
Suite au 22 avril 1915, chaque belligérant fit son possible pour se doter rapidement de moyens de riposte chimique. La course à l’initiative et l’escalade à la toxicité des agressifs chimiques était lancée ; les freins que représentaient les conventions internationales étaient tombés. Les hésitations des militaires allemands s’étaient effacées devant l’opportunité de retrouver le mouvement, celles des gouvernements alliés disparurent face au besoin de l’application de représailles appropriées. Les tout derniers scrupules à employer une forme de combat jugée comme inhumaine devaient s’éteindre moins d’un an après cet épisode.
Plus qu’une expérience probatoire, cet épisode marque le véritable départ aux recherches et aux essais qui visèrent à militariser les agressifs chimiques. Le premier conflit mondial et la violence des hostilités qui le caractérise franchissaient ainsi un pas supplémentaire dans l’horreur et la totalisation de la forme de cette guerre. Certainement pour la première fois, les conditions de combats extraordinairement difficile et le massacre des combattants perçu par l’imaginaire collectif prenait une dimension industrielle, à grande échelle et à l’aide de moyen jugées comme contraire aux droits. Une fois ce pas franchit, que restait-il à gravir pour atteindre et toucher les confins de l’horreur ?
[1] Cité par Joseph, Borkin, l4I.G. Farben, Paris, éditions Alta.
[2] Colonel Bloch, La guerre chimique, Paris, Berger-Levrault, 1927.
Suite à l’attaque par vague gazeuse du saillant d’Ypres, de très nombreuses protestations s’élevèrent à l’encontre des autorités allemandes. Français et Anglais ne manquèrent pas de relever l’utilisation de substances toxiques et délétères par les troupes du Kayser. Selon eux, cette nouvelle méthode de combat inhumaine allait à l’encontre de la Convention de La Haye de 1899, que l’Allemagne avait ratifiée. Une polémique s’engagea entre les belligérants pour déterminer si l’usage de gaz libéré à l’aide de cylindre allait à l’encontre des conventions internationales.
Les Allemands s’en défendirent en invoquant, avec une certaine part de cynisme, les termes du texte qui prohibait « l’usage de projectile dont le seul objectif est de diffuser des gaz asphyxiants ou délétères ». En effet, le chlore n’avait pas été libéré à l’aide de projectiles, puisque stocké dans des cylindres et libéré au grès du vent. Le flou juridique qui encadrait l’usage de l’arme chimique, permettait même de prétendre que l’usage de projectiles contenant des substances susceptibles de provoquer la mort, ne violait pas les termes de la convention, si une charge explosive suffisante assurait au projectile un pouvoir brisant suffisant pour présenter un danger de part ses éclats. Selon de nombreux chimistes et écrivains allemands, les gaz n’étaient pas plus cruels que les armes conventionnels. Ils n’ajoutaient pas de souffrances supplémentaires aux combattants et ne provoquaient que des pertes peu importantes en regard de celles que causaient les projectiles conventionnels. Le chlore utilisé à Ypres n’avait pas, selon ces mêmes personnes, pour rôle d’asphyxier les soldats ennemis, mais simplement de les gêner et de les forcer à quitter leurs positions.
Les autorités allemandes ajoutèrent que la guerre chimique avait été initiée par les troupes françaises, qui les premières avaient utilisé des projectiles chargés de substances délétères dès le début des hostilités. A partir de mars 1915, les communiqués allemands signalèrent régulièrement l’introduction de ces nouvelles armes.
Quelques extraits de communiqués allemands (d’après Rudolph Hanslian et Ulrich Müller, Die Chemische Waffen in weltkrieg ) :
1er mars 1915 : A un endroit de notre front, les Français ont à nouveau, comme déjà il y a quelques mois, utilisés des projectiles qui à l’éclatement dégageaient des gaz malodorants et suffocants.
14 mars 1915 : Les Français emploient maintenant aussi une nouvelle espèce de grenade qui doit empester l’air par son éclatement.
9 avril 1915 : Dans l’Argonne, une attaque d’infanterie , dans laquelle les Français ont de nouveau employé des bombes à gaz asphyxiant.
13 avril 1915 : Au nord-Est de Suippes, on a employé de nouveau contre nous des projectiles avec production de gaz suffocant.
16 avril 1915 : L’emploi de gaz suffocants augmente du côté français.
17 avril : Hier, à l’est d’Ypres, les Anglais ont employés des grenades et des bombes à gaz suffocants.
21 avril 1915 : En Argonne, les Français ont envoyés des bombes à action vomitive.
Par ailleurs, les autorités françaises avaient laissé prétendre, au travers de différents articles de presse française, italienne et anglaise, qu’elles avaient utilisés des projectiles chargés de substance létales dès le début du conflit. . Par exemple, le « Daily mail », en octobre 1914, signalait que beaucoup de soldats allemands avaient été trouvés dans leurs positions empoisonnés par les gaz. Très fréquemment on mentionnait à ce sujet le nom du chimiste français en explosif, Turpin, sur les inventions duquel on nourrissait les plus grands espoirs. La photographie rapportée dans un journal anglais du 6 janvier 1915, représentait, d’après le correspondant du Times, l’effet de cette grenade à turpinite. La légende était la suivante : « Résultats de la Turpinite. Rangée de soldats allemands. Cette photographie remarquable a été prise en Belgique et montre un résultat partiel du nouveau explosif imaginé par les français. J’ai obtenu des informations certaines sur l’efficacité des grenades à Turpinite, sujet sur lequel il circule tant d’histoires fantastiques. Mon informateur donne ces renseignements de première main, parce qu’il était personnellement présent lorsque cette munition fut employée pour la première fois en Belgique. Le résultat, déclarait-il, était tout à fait mortel et couvrait des rangées entières de combattants ennemis qui étaient tombés morts dans leur tranchée, sans aucune blessure ». Les gaz que libéraient ces projectiles étaient effectivement délétères mais également communs à tous les munitions chargées en explosif utilisées par l’ensemble des belligérants. La combustion de la charge libérait une quantité de monoxyde de carbone qui pouvait provoquer des intoxications, voir des décès, dans un espace confiné. Ce phénomène était par ailleurs connu de tous et il avait déjà été évoqué lors des pourparlers des différentes conventions internationales. La libération de monoxyde de carbone, indissociable de l’effet explosif des munitions, ne provoquait pas d’effets en plain air.
La polémique au sujet des violations des conventions et de l’initiation de la guerre chimique perdura bien au delà du Premier conflit. Pourtant, dès 1916, les méthodes de disséminations des toxiques lors des combats n’avaient plus qu’un seul objectif : mettre hors de combat l’adversaire en le tuant si cela était possible.
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